Cyrano de Bergerac


Acte I.

Une Représentation à l'Hôtel de Bourgogne.

La salle de l'Hôtel de Bourgogne, en 1640. Sorte de hangar de jeu de paume aménagé et embelli pour des représentations.

La salle est un carré long ; on la voit en biais, de sorte qu'un de ses côtés forme le fond qui part du premier plan, à droite, et va au dernier plan, à gauche, faire angle avec la scène, qu'on aperçoit en pan coupé. Cette scène est encombrée, des deux côtés, le long des coulisses, par des banquettes. Le rideau est formé par deux tapisseries qui peuvent s'écarter. Au-dessus du manteau d'Arlequin, les armes royales. On descend de l'estrade dans la salle par de larges marches. De chaque côté de ces marches, la place des violons. Rampe de chandelles.

Deux rangs superposés de galeries latérales : le rang supérieur est divisé en loges. Pas de sièges au parterre, qui est la scène même du théâtre ; au fond de ce parterre, c'est-à-dire à droite, premier plan, quelques bancs formant gradins et, sous un escalier qui monte vers des places supérieures, et dont on ne voit que le départ, une sorte de buffet orné de petits lustres, de vases fleuris, de verres de cristal, d'assiettes de gâteaux, de flacons, etc.

Au fond, au milieu, sous la galerie de loges, l'entrée du théâtre. Grande porte qui s'entre-bâille pour laisser passer les spectateurs. Sur les battants de cette porte, ainsi que dans plusieurs coins et au-dessus du buffet, des affiches rouges sur lesquelles on lit : La Clorise. Au lever du rideau, la salle est dans une demi-obscurité, vide encore. Les lustres sont baissés au milieu du parterre, attendant d'être allumés.

On entend derrière la porte un tumulte de voix, puis un cavalier entre brusquement.

portier, le poursuivant

Holà ! Vos quinze sols ! ...

cavalier1

... J'entre gratis ! ...

portier

... Pourquoi ?

cavalier1

Je suis chevau-léger de la maison du Roi !

portier, à un autre cavalier qui vient d'entrer

Vous ? ...

cavalier2

... Je ne paye pas ! ...

portier

... Mais ...

cavalier2

... Je suis mousquetaire.

cavalier1, au deuxième

On ne commence qu'à deux heures. Le parterre
Est vide. Exerçons-nous au fleuret. ...

Ils font des armes avec des fleurets qu'ils ont apportés.

laquais1, entrant

... Psit... Flanquin  !

laquais2, déjà arrivé

Champagne ? ...

laquais1, lui montrant des jeux qu'il sort de son pourpoint

... Cartes. Dés. ...

laquais1 s'assied par terre

... Jouons. ...

laquais2, même jeu

... Oui, mon coquin.

laquais1, tirant de sa poche un bout de chandelle qu'il allume et colle par terre

J'ai soustrait à mon maître un peu de luminaire.

garde, à une bouquetière qui s'avance

C'est gentil de venir avant que l'on n'éclaire !

garde lui prend la taille

cavalier2, recevant un coup de fleuret

Touche ! ...

laquais2

... Trèfle ! ...

garde, poursuivant la fille

... Un baiser ! ...

bouquetière, se dégageant

... On voit ! ...

garde, l'entraînant dans les coins sombres

... Pas de danger !

homme, s'asseyant par terre avec d'autres porteurs de provisions de bouche

Lorsqu'on vient en avance, on est bien pour manger.

bourgeois, conduisant son fils

Plaçons-nous là, mon fils. ...

laquais1

... Brelan d'as ! ...

homme, tirant une bouteille de sous son manteau et s'asseyant aussi

... Un ivrogne
Doit boire son bourgogne ...

homme boit

... À l'hôtel de Bourgogne !

bourgeois, à son fils

Ne se croirait-on pas en quelque mauvais lieu ?

bourgeois montre l'ivrogne du bout de sa canne

Buveurs ...

En rompant, un des cavaliers le bouscule

bourgeois

... Bretteurs ! ...

bourgeois tombe au milieu des joueurs

... Joueurs ! ...

garde, derrière lui, lutinant toujours la femme

... Un baiser ! ...

bourgeois, éloignant vivement son fils

... Jour de Dieu !
-- Et penser que c'est dans une salle pareille
Qu'on joua du Rotrou, mon fils. ...

fils

... Et du Corneille !

pages, se tenant par la main, entre en farandole et chante

pages tra la la la la la la la la la la lère

portier, sévèrement aux pages

Les pages, pas de farce ! ...

page1, avec une dignité blessée

... Oh ! Monsieur ! Ce soupçon !

page1 vivement au deuxième, dès que le portier a tourné le dos

As-tu de la ficelle ? ...

page2

... Avec un hameçon.

page1

On pourra de là-haut pêcher quelque perruque.

tire-laine, groupant autour de lui plusieurs hommes de mauvaise mine

Or çà, jeunes escrocs, venez qu'on vous éduque :
Puis donc que vous volez pour la première fois

page2, criant à d'autres pages déjà placés aux galeries supérieures

Hep ! Avez-vous des sarbacanes ? ...

page3, d'en haut

... Et des pois !

page3 souffle et les crible de pois

fils, à son père

Que va-t-on nous jouer ? ...

bourgeois

... Clorise. ...

fils

... De qui est-ce ?

bourgeois

De monsieur Balthazar Baro. C'est une pièce !

bourgeois remonte au bras de son fils

tire-laine, à ses acolytes

La dentelle surtout des canons, coupez-la !

spectateur1, à un autre, lui montrant une encoignure élevée

Tenez, à la première du Cid, j'étais là !

tire-laine, faisant avec ses doigts le geste de subtiliser

Les montres ...

bourgeois, redescendant, à son fils

... Vous verrez des acteurs très illustres

tire-laine, faisant le geste de tirer par petites secousses furtives

Les mouchoirs ...

bourgeois

... Montfleury ...

spectateur2, criant de la galerie supérieure

... Allumez donc les lustres !

bourgeois

Bellerose, L'Epy, la Beaupré, Jodelet !

page1, au parterre

Ah ! voici la distributrice ! ...

distributrice, paraissant derrière le buffet

... Oranges, lait,
Eau de framboise, aigre de cèdre ! ...

Brouhaha à la porte.

fausset, d'une voix de fausset

... Place, brutes !

laquais1, s'étonnant

Les marquis ! ... au parterre ? ...

laquais2

... Oh ! pour quelques minutes.

Entre une bande de petits marquis.

marquis1, voyant la salle à moitié vide

Hé quoi ! Nous arrivons ainsi que les drapiers,
Sans déranger les gens ? sans marcher sur les pieds ?

marquis1

Ah, fi ! fi ! fi ! ...

marquis1 se trouve devant d'autres gentilshommes entrés peu avant

... Cuigy ! Brissaille ! ...

Grandes embrassades.

cuigy

... Des fidèles !
Mais oui, nous arrivons devant que les chandelles.

marquis1

Ah, ne m'en parlez pas ! Je suis dans une humeur !

marquis2

Console-toi, marquis, car voici l'allumeur !

salle, saluant l'entrée de l'allumeur

Ah ! ...

On se groupe autour des lustres qu'il allume. Quelques personnes ont pris place aux galeries. Lignière entre au parterre, donnant le bras à Christian de Neuvillette. Lignière, un peu débraillé, figure d'ivrogne distingué. Christian, vêtu élégamment, mais d'une façon un peu démodée, paraît préoccupé et regarde les loges.

cuigy

... Lignière ! ...

brissaille, riant

brissaille

... Pas encor gris ! ...

lignière, bas à Christian

... Je vous présente ?

Signe d'assentiment de Christian

lignière

Baron de Neuvillette. ...

Saluts.

salle, acclamant l'ascension du premier lustre allumé

... Ah ! ...

cuigy, à Brissaille, en regardant Christian

... La tête est charmante.

marquis1, qui a entendu

Peuh ! ...

lignière, présentant à Christian

... Messieurs de Cuigy, de Brissaille ...

christian, s'inclinant

... Enchanté !

marquis1, au deuxième

Il est assez joli, mais n'est pas ajusté
Au dernier goût. ...

lignière, à Cuigy

... Monsieur débarque de Touraine.

christian

Oui, je suis à Paris depuis vingt jours à peine.
J'entre aux gardes demain, dans les Cadets. ...

marquis1, regardant les personnes qui entrent dans les loges

... Voilà

marquis1

La présidente Aubry ! ...

distributrice

... Oranges, lait ...

violons, s'accordant

... La... la

cuigy, à Christian, lui désignant la salle qui se garnit

Du monde ! ...

christian

... Eh, oui, beaucoup, ...

marquis1

... Tout le bel air ! ...

Ils nomment les femmes à mesure qu'elles entrent, très parées, dans les loges. Envois de saluts, réponses de sourires.

marquis1

... Mesdames
De Guéméné ...

cuigy

... De Bois-Dauphin ...

marquis1

... Que nous aimâmes

brissaille

De Chavigny ...

marquis2

... Qui de nos cœurs va se jouant !

lignière

Tiens, monsieur de Corneille est arrivé de Rouen.

fils, à son père

L'Académie est là ? ...

bourgeois

... Mais... j'en vois plus d'un membre ;
Voici Boudu, Boissat, et Cureau de la Chambre ;
Porchères, Colomby, Bourzeys, Bourdon, Arbaud
Tous ces noms dont pas un ne mourra, que c'est beau !

marquis1

Attention ! nos précieuses prennent place :

marquis1

Barthénoïde, Urimédonte, Cassandace,
Félixérie ...

marquis2, se pâmant

... Ah ! Dieu ! leurs surnoms sont exquis !
Marquis, tu les sais tous ? ...

marquis1

... Je les sais tous, marquis !

lignière, prenant Christian à part

Mon cher, je suis entré pour vous rendre service :
La dame ne vient pas. Je retourne à mon vice !

christian, suppliant

Non ! ... Vous, qui chansonnez et la ville et la cour,
Restez : vous me direz pour qui je meurs d'amour.

chef-violons, frappant sur son pupitre, avec son archet

Messieurs les violons ! ...

chef-violons lève son archet

distributrice

... Macarons, citronnée

Les violons commencent à jouer.

christian

J'ai peur qu'elle ne soit coquette et raffinée,
Je n'ose lui parler car je n'ai pas d'esprit.
Le langage aujourd'hui qu'on parle et qu'on écrit,
Me trouble. Je ne suis qu'un bon soldat timide.
-- Elle est toujours à droite, au fond : la loge vide.

lignière, faisant mine de sortir

Je pars. ...

christian, le retenant encore

... Oh ! non, restez ! ...

lignière

... Je ne peux. D'Assoucy
M'attend au cabaret. On meurt de soif, ici.

distributrice, passant devant lui avec un plateau

Orangeade ? ...

lignière

... Fi ! ...

distributrice

... Lait ? ...

lignière

... Pouah ! ...

distributrice

... Rivesalte ? ...

lignière

... Halte !

lignière à Christian

Je reste encore un peu. -- Voyons ce rivesalte ?

lignière s'assied près du buffet

distributrice, lui verse du rivesalte

salle, à l'entrée d'un petit homme grassouillet et réjoui

Ah ! Ragueneau ! ...

lignière, à Christian

... Le grand rôtisseur Ragueneau.

ragueneau, costume de pâtissier endimanché, s'avançant vivement vers Lignière

Monsieur, avez-vous vu monsieur de Cyrano ?

lignière, présentant Ragueneau à Christian

Le pâtissier des comédiens et des poètes !

ragueneau, se confondant

Trop d'honneur ...

lignière

... Taisez-vous, Mécène que vous êtes !

ragueneau

Oui, ces messieurs chez moi se servent ...

lignière

... À crédit.
Poète de talent lui-même ...

ragueneau

... Ils me l'ont dit.

lignière

Fou de vers ! ...

ragueneau

... Il est vrai que pour une odelette

lignière

Vous donnez une tarte ...

ragueneau

... Oh ! une tartelette !

lignière

Brave homme, il s'en excuse ! Et pour un triolet
Ne donnâtes-vous pas ? ...

ragueneau

... Des petits pains ! ...

lignière, sévèrement

... Au lait.
-- Et le théâtre, vous l'aimez ? ...

ragueneau

... Je l'idolâtre.

lignière

Vous payez en gâteaux vos billets de théâtre !
Votre place, aujourd'hui, là, voyons, entre nous,
Vous a coûté combien ? ...

ragueneau

... Quatre flans. Quinze choux.

ragueneau regarde de tous côtés

Monsieur de Cyrano n'est pas là ? Je m'étonne.

lignière

Pourquoi ? ...

ragueneau

... Montfleury joue ! ...

lignière

... En effet, cette tonne
Va nous jouer ce soir le rôle de Phédon.
Qu'importe à Cyrano ? ...

ragueneau

... Mais vous ignorez donc ?
Il fit à Montfleury, messieurs, qu'il prit en haine,
Défense, pour un mois, de reparaître en scène.

lignière, qui en est à son quatrième petit verre

lignière

Eh bien ? ...

ragueneau

... Montfleury joue ! ...

cuigy, qui s'est rapproché de son groupe

... Il n'y peut rien. ...

ragueneau

... Oh ! oh !
Moi, je suis venu voir ! ...

marquis1

... Quel est ce Cyrano ?

cuigy

C'est un garçon versé dans les colichemardes.

marquis2

Noble ? ...

cuigy

... Suffisamment. Il est cadet aux gardes.

cuigy montrant un gentilhomme qui va et vient dans la salle comme s'il cherchait quelqu'un

Mais son ami Le Bret peut vous dire ...

cuigy appelle

... Le Bret !

Le Bret descend vers eux

cuigy

Vous cherchez Bergerac ? ...

le-bret

... Oui, je suis inquiet !

cuigy

N'est-ce pas que cet homme est des moins ordinaires ?

le-bret, avec tendresse

Ah, c'est le plus exquis des êtres sublunaires !

ragueneau

Rimeur ! ...

cuigy

... Bretteur ! ...

brissaille

... Physicien ! ...

le-bret

... Musicien !

lignière

Et quel aspect hétéroclite que le sien !

ragueneau

Certes, je ne crois pas que jamais nous le peigne
Le solennel monsieur Philippe de Champaigne ;
Mais bizarre, excessif, extravagant, falot,
Il eût fourni, je pense, à feu Jacques Callot
Le plus fol spadassin à mettre entre ses masques :
Feutre à panache triple et pourpoint à six basques,
Cape que par derrière, avec pompe, l'estoc
Lève, comme une queue insolente de coq,
Plus fier que tous les Artabans dont la Gascogne
Fut et sera toujours l'alme Mère Gigogne,
Il promène, en sa fraise à la Pulcinella,
Un nez ! ... Ah ! messeigneurs, quel nez que ce nez-là !
On ne peut voir passer un pareil nasigère
Sans s'écrier : "Oh ! non, vraiment, il exagère !"
Puis on sourit, on dit : "Il va l'enlever..." Mais
Monsieur de Bergerac ne l'enlève jamais.

le-bret, hochant la tête

Il le porte, -- et pourfend quiconque le remarque !

ragueneau, fièrement

Son glaive est la moitié des ciseaux de la Parque !

marquis1, haussant les épaules

Il ne viendra pas ! ...

ragueneau

... Si ! ... Je parie un poulet
À la Ragueneau ! ...

marquis1, riant

... Soit ! ...

Rumeurs d'admiration dan la salle. Roxane vient de paraître dans sa loge. Elle s'assied sur le devant, sa duègne prend place au fond. Christian, occupé à payer la distributrice, ne regarde pas.

marquis2, avec des petit cris

... Ah, messieurs ! mais elle est
Épouvantablement ravissante ! ...

marquis1

... Une pêche
Qui sourirait avec une fraise ! ...

marquis2

... Et si fraîche
Qu'on pourrait, l'approchant, prendre un rhume de cœur !

christian, lève la tête, aperçoit Roxane, et saisit vivement Lignière par le bras

C'est elle ! ...

lignière, regardant

... Ah ! c'est elle ? ...

christian

... Oui. Dites vite. J'ai peur.

lignière, dégustant son rivesalte à petits coups

Magdeleine Robin, dite Roxane. -- Fine.
Précieuse. ...

christian

... Hélas ! ...

lignière

... Libre. Orpheline. Cousine
De Cyrano, -- dont on parlait ...

À ce moment, un seigneur très élégant, le cordon bleu en sautoir, entre dans la loge et, debout, cause un instant avec Roxane.

christian, tressaillant

... Cet homme ? ...

lignière, qui commence à être gris, clignant de l'œil

... Hé ! hé !
-- Comte de Guiche. Épris d'elle. Mais marié
À la nièce d'Armand de Richelieu. Désire
Faire épouser Roxane à certain triste sire,
Un monsieur de Valvert, vicomte ... et complaisant.
Elle n'y souscrit pas, mais de Guiche est puissant :
Il peut persécuter une simple bourgeoise.
D'ailleurs j'ai dévoilé sa manœuvre sournoise
Dans une chanson qui ... Ho ! il doit m'en vouloir !
-- La fin était méchante... Écoutez ...

lignière se lève en titubant, le verre haut, prêt a chanter

christian

... Non. Bonsoir.

lignière

Vous allez ? ...

christian

... Chez monsieur de Valvert ! ...

lignière

... Prenez garde :
C'est lui qui vous tuera ! ...

lignière lui désignant du coin de l'œil Roxane

... Restez. On vous regarde.

christian

C'est vrai ! ...

christian reste en contemplation

Le groupe de tire-laine, à partir de ce moment, le voyant la tête en l'air et bouche bée, se rapproche de lui.

lignière

... C'est moi qui pars. J'ai soif ! Et l'on m'attend
-- Dans les tavernes ! ...

lignière sort, zigzaguant

le-bret, qui a fait le tour de la salle, revenant vers Ragueneau, d'une voix rassurée

... Pas de Cyrano. ...

ragueneau, incrédule

... Pourtant

le-bret

Ah ! je veux espérer qu'il n'a pas vu l'affiche !

salle

Commencez ! Commencez ! ...

De Guiche descend de la loge de Roxane et traverse le parterre, entouré de seigneurs obséquieux, parmi lesquels le vicomte de Valvert.

marquis1, voyant de Guiche

... Quelle cour, ce de Guiche !

marquis2

Fi ! ... Encore un Gascon ! ...

marquis1

... Le Gascon souple et froid,
Celui qui réussit ! ... Saluons-le, crois-moi.

Ils vont vers de Guiche.

marquis2

Les beaux rubans ! Quelle couleur, comte de Guiche ?
Baise-moi-ma-mignonne ou bien Ventre-de-biche ?

de-guiche

C'est couleur Espagnol malade. ...

marquis1

... La couleur
Ne ment pas, car bientôt, grâce à votre valeur,
L'Espagnol ira mal, dans les Flandres ! ...

de-guiche

... Je monte
Sur scène. Venez-vous ? ...

de-guiche se dirige, suivi de tous les marquis et gentilshommes, vers le théâtre

de-guiche se retourne et appelle

... Viens, Valvert ! ...

christian, qui les écoute et les observe, tressaille en entendant ce nom

... Le vicomte !
Ah ! je vais lui jeter à la face mon ...

christian met la main dans sa poche, et y rencontre celle d'un tire-laine en train de le dévaliser

christian se retourne

... Hein ?

tire-laine

Ay ! ...

christian, sans le lâcher

... Je cherchais un gant ! ...

tire-laine, avec un sourire piteux

... Vous trouvez une main.

tire-laine changeant de ton, bas et vite

Lâchez-moi. Je vous livre un secret. ...

christian, le tenant toujours

... Quel ? ...

tire-laine

... Lignière
Qui vous quitte ...

christian, de même

... Eh ! bien ? ...

tire-laine

... touche à son heure dernière.
Une chanson qu'il fit blessa quelqu'un de grand,
Et cent hommes -- j'en suis -- ce soir sont postés ! ...

christian

... Cent !
Par qui ? ...

tire-laine

... Discrétion ...

christian, haussant les épaules

... Oh ! ...

tire-laine, avec beaucoup de dignité

... Professionnelle !

christian

Où seront-ils postés ? ...

tire-laine

... À la porte de Nesle.
Sur son chemin. Prévenez-le ! ...

christian, qui lui lâche enfin le poignet

... Mais où le voir !

tire-laine

Allez courir tous les cabarets : le Pressoir
D'Or, la Pomme de Pin, la Ceinture qui craque,
Les Deux Torches, les Trois Entonnoirs, -- et dans chaque,
Laissez un petit mot d'écrit l'avertissant.

christian

Oui, je cours ! Ah ! les gueux ! Contre un seul homme, cent !

christian, regardant Roxane avec amour

La quitter... elle ! ...

christian avec fureur, Valvert

... Et lui ! ... -- Mais il faut que je sauve
Lignière ! ...

christian sort en courant

De Guiche, le vicomte, les marquis, tous les gentilshommes ont disparu derrière le rideau pour prendre place sur les banquettes de la scène. Le parterre est complètement rempli. Plus une place vide aux galeries et aux loges.

salle

... Commencez. ...

bourgeois2, dont la perruque s'envole au bout d'une ficelle, pêchée par un page de la galerie supérieure

... Ma perruque ! ...

salle, cris de joie

... Il est chauve !
Bravo, les pages ! ... Ha ! ha ! ha ! ...

bourgeois2, furieux, montrant le poing

... Petit gredin !

salle, rires et cris qui commencent très fort et vont décroissant

Ha ! ha ! ha ! ha ! ha ! ha ! ...

Silence complet.

le-bret, étonné

... Ce silence soudain ?

Un spectateur lui parle bas

le-bret

Ah ? ...

spectateur1

... La chose me vient d'être certifiée.

salle, murmures qui courent

Chut ! -- Il paraît ? ... -- Non ! ... -- Si ! -- Dans la loge grillée. --
Le Cardinal ! -- Le Cardinal ? -- Le Cardinal !

page2

Ah ! diable, on ne va pas pouvoir se tenir mal !

On frappe sur la scène. Tout le monde s'immobilise. Attente.

marquis3, dans le silence, derrière le rideau

Mouchez cette chandelle ! ...

marquis4, passant la tête par la fente du rideau

... Une chaise ! ...

Une chaise est passée, de main en main, au-dessus des têtes. Le marquis la prend et disparaît, non sans avoir envoyé quelques baisers aux loges.

spectateur2

... Silence !

On refrappe les trois coups. Le rideau s'ouvre. Tableau. Les marquis assis sur les côtés, dans des poses insolentes. Toile de fond représentant un décor bleuâtre de pastorale. Quatre petits lustres de cristal éclairent la scène. Les violons jouent doucement.

le-bret, à Ragueneau, bas

Montfleury entre en scène ? ...

ragueneau, bas aussi

... Oui, c'est lui qui commence.

le-bret

Cyrano n'est pas là. ...

ragueneau

... J'ai perdu mon pari.

le-bret

Tant mieux ! tant mieux ! ...

On entend un air de musette, et Montfleury paraît en scène, énorme, dans un costume de berger de pastorale, un chapeau garni de roses penché sur l'oreille, et soufflant dans une cornemuse enrubannée.

parterre, applaudissant

... Bravo, Montfleury ! Montfleury !

montfleury, après avoir salué, jouant le rôle de Phédon

Heureux qui loin des cours, dans un lieu solitaire,
Se prescrit à soi-même un exil volontaire,
Et qui, lorsque Zéphire a soufflé sur les bois

la-voix, au milieu du parterre

Coquin, ne t'ai-je pas interdit pour un mois ?

Stupeur. Tout le monde se retourne. Murmures.

salle

Hein ? -- Quoi ? -- Qu'est-ce ? ...

On se lève dans les loges, pour voir.

cuigy

... C'est lui ! ...

le-bret, terrifié

... Cyrano ! ...

la-voix

... Roi des pitres !
Hors de scène a l'instant ! ...

salle, indignée

... Oh ! ...

montfleury

... Mais ...

la-voix

... Tu récalcitres ?

salle, du parterre, des loges

Chut ! -- Assez ! -- Montfleury, jouez ! -- Ne craignez rien !

montfleury, d'une voix mal assurée

Heureux qui loin des cours dans un lieu sol ...

la-voix, plus menaçante

... Eh bien !
Faudra-t-il que je fasse, ô Monarque des drôles,
Une plantation de bois sur vos épaules ?

Une canne au bout d'un bras jaillit au-dessus des têtes.

montfleury, d'une voix de plus en plus faible

Heureux qui ...

La canne s'agite.

la-voix

... Sortez ! ...

parterre

... Oh ! ...

montfleury, s'étranglant

... Heureux qui loin des cours

cyrano surgissant du parterre, debout sur une chaise, les bras croisés, son feutre en bataille, la moustache hérissée, le nez terrible

Ah ! je vais me fâcher ! ...

Sensation à sa vue.

montfleury, aux marquis

... Venez à mon secours,
Messieurs ! ...

marquis2, nonchalamment

... Mais jouez donc ! ...

cyrano

... Gros homme, si tu joues
Je vais être obligé de te fesser les joues !

marquis2

Assez ! ...

cyrano

... Que les marquis se taisent sur leurs bancs,
Ou bien je fais tâter ma canne à leurs rubans !

marquis1, debout

C'en est trop ! ... Montfleury ...

cyrano

... Que Montfleury s'en aille,
Ou bien je l'essorille et le désentripaille !

voix1

Mais ...

cyrano

... Qu'il sorte ! ...

voix2

... Pourtant ...

cyrano

... Ce n'est pas encor fait ?

cyrano avec le geste de retrousser ses manches

Bon ! je vais sur la scène en guise de buffet,
Découper cette mortadelle d'Italie !

montfleury, rassemblant toute sa dignité

En m'insultant, Monsieur, vous insultez Thalie !

cyrano, très poli

Si cette Muse, à qui, Monsieur, vous n'êtes rien,
Avait l'honneur de vous connaître, croyez bien
Qu'en vous voyant si gros et bête comme une urne,
Elle vous flanquerait quelque part son cothurne.

parterre

Montfleury ! Montfleury ! -- La pièce de Baro ! --

cyrano, à ceux qui crient autour de lui

Je vous en prie, ayez pitié de mon fourreau :
Si vous continuez, il va rendre sa lame !

Le cercle s'élargit.

salle, reculant

Hé ! là ! ...

cyrano, à Montfleury

... Sortez de scène ! ...

salle, se rapprochant et grondant

... Oh ! oh ! ...

cyrano, se retournant vivement

... Quelqu'un réclame ?

Nouveau recul.

voix3, chantant au fond

Monsieur de Cyrano
Vraiment nous tyrannise,
Malgré ce tyranneau
On jouera la Clorise.

salle, chantant

salle La Clorise, la Clorise !

cyrano

Si j'entends une fois encor cette chanson,
Je vous assomme tous. ...

bourgeois3

... Vous n'êtes pas Samson !

cyrano

Voulez-vous me prêter, Monsieur, votre mâchoire ?

dame, dans les loges

C'est inouï ! ...

seigneur

... C'est scandaleux ! ...

bourgeois4

... C'est vexatoire !

page1

Ce qu'on s'amuse ! ...

parterre

... Kssi ! -- Montfleury ! -- Cyrano !

cyrano

Silence ! ...

parterre, en délire

... Hi han ! Bêê ! Ouah, ouah ! Cocorico !

cyrano

Je vous ...

page2

... Miâou ! ...

cyrano

... Je vous ordonne de vous taire !
Et j'adresse un défi collectif au parterre !
-- J'inscris les noms ! -- Approchez-vous, jeunes héros !
Chacun son tour ! Je vais donner des numéros ! --
Allons, quel est celui qui veut ouvrir la liste ?
Vous, Monsieur ? Non ! Vous ? Non ! Le premier duelliste,
Je l'expédie avec les honneurs qu'on lui doit !
-- Que tous ceux qui veulent mourir lèvent le doigt.

Silence

cyrano

La pudeur vous défend de voir ma lame nue ?
Pas un nom ? -- Pas un doigt ? -- C'est bien. Je continue.

cyrano se retournant vers la scène où Montfleury attend avec angoisse

Donc, je désire voir le théâtre guéri
De cette fluxion. Sinon ...

cyrano la main à son épée

... le bistouri !

montfleury

Je ...

cyrano, descend de sa chaise, s'assied au milieu du rond qui s'est formé, s'installe comme chez lui

... Mes mains vont frapper trois claques, pleine lune !
Vous vous éclipserez à la troisième. ...

parterre, amusé

... Ah ? ...

cyrano, frappant dans ses mains

... Une !

montfleury

Je ...

voix2, des loges

... Restez ! ...

parterre

... Restera ... restera pas ...

montfleury

... Je crois,
Messieurs ...

cyrano

... Deux ! ...

montfleury

... Je suis sûr qu'il vaudrait mieux que ...

cyrano

... Trois !

Montfleury disparaît comme dans une trappe. Tempête de rires, de sifflets et de huées.

salle

Hu ! ... hu ! ... Lâche ! ... Reviens ! ...

cyrano, épanoui, se renverse sur sa chaise, et croise ses jambes

... Qu'il revienne, s'il l'ose !

bourgeois5

L'orateur de la troupe ! ...

bellerose, s'avance et salue

loges

... Ah ! ... Voilà Bellerose !

bellerose, avec élégance

Nobles seigneurs ...

parterre

... Non ! Non ! Jodelet ! ...

jodelet, s'avance, et, nasillard

... Tas de veaux !

parterre

Ah ! Ah ! Bravo ! très bien ! bravo ! ...

jodelet

... Pas de bravos !
Le gros tragédien dont vous aimez le ventre
S'est senti ...

parterre

... C'est un lâche ! ...

jodelet

... Il dut sortir ! ...

parterre

... Qu'il rentre !

parterre les uns

Non ! ...

parterre les autres

... Si ! ...

jeune-homme, à Cyrano

... Mais à la fin, monsieur, quelle raison
Avez-vous de haïr Montfleury ? ...

cyrano, gracieux, toujours assis

... Jeune oison,
J'ai deux raisons, dont chaque est suffisante seule.
Primo : c'est un acteur déplorable, qui gueule,
Et qui soulève avec des han ! de porteur d'eau,
Le vers qu'il faut laisser s'envoler ! -- Secundo :
Est mon secret ...

vieux-bourgeois, derrière lui

... Mais vous nous privez sans scrupule
De la Clorise ! Je m'entête ...

cyrano, tournant sa chaise vers le bourgeois, respectueusement

... Vieille mule !
Les vers du vieux Baro valant moins que zéro,
J'interromps sans remords ! ...

précieuses, dans les loges

... Ha ! -- Ho ! -- Notre Baro !
Ma chère ! -- Peut-on dire ? ... Ah ! Dieu ! ...

cyrano, tournant sa chaise vers les loges, galant

... Belles personnes,
Rayonnez, fleurissez, soyez des échansonnes
De rêve, d'un sourire enchantez un trépas,
Inspirez-nous des vers... mais ne les jugez pas !

bellerose

Et l'argent qu'il va falloir rendre ! ...

cyrano, tournant sa chaise vers la scène

... Bellerose,
Vous avez dit la seule intelligente chose !
Au manteau de Thespis je ne fais pas de trous :

cyrano se lève, et lançant un sac sur la scène

Attrapez cette bourse au vol, et taisez-vous !

salle, éblouie

Ah ! ... Oh ! ...

jodelet, ramassant prestement la bourse et la soupesant

... À ce prix-là, monsieur, je t'autorise
À venir chaque jour empêcher la Clorise !

salle

Hu ! ... Hu ! ...

jodelet

... Dussions-nous même ensemble être hués !

bellerose

Il faut évacuer la salle ! ...

jodelet

... Évacuez !

On commence à sortir, pendant que Cyrano regarde d'un air satisfait. Mais la foule s'arrête bientôt en entendant la scène suivante, et la sortie cesse. Les femmes qui, dans les loges, étaient déjà debout, leur manteau remis, s'arrêtent pour écouter, et finissent par se rasseoir.

le-bret, à Cyrano

C'est fou ! ...

fâcheux, qui s'est approché de Cyrano

... Le comédien Montfleury ! quel scandale !
Mais il est protégé par le duc de Candale !
Avez-vous un patron ? ...

cyrano

... Non ! ...

fâcheux

... Vous n'avez pas ? ...

cyrano

... Non !

fâcheux

Quoi, pas un grand seigneur pour couvrir de son nom ?

cyrano, agacé

Non, ai-je dit deux fois. Faut-il donc que je trisse ?
Non, pas de protecteur ...

cyrano la main à son épée

... mais une protectrice !

fâcheux

Mais vous allez quitter la ville ? ...

cyrano

... C'est selon.

fâcheux

Mais le duc de Candale a le bras long ! ...

cyrano

... Moins long
Que n'est le mien ...

cyrano montrant son épée

... quand je lui mets cette rallonge !

fâcheux

Mais vous ne songez pas à prétendre ...

cyrano

... J'y songe.

fâcheux

Mais ...

cyrano

... Tournez les talons, maintenant. ...

fâcheux

... Mais ...

cyrano

... Tournez !
-- Ou dites-moi pourquoi vous regardez mon nez.

fâcheux, ahuri

Je ...

cyrano, marchant sur lui

... Qu'a-t-il d'étonnant ? ...

fâcheux, reculant

... Votre Grâce se trompe

cyrano

Est-il mol et ballant, monsieur, comme une trompe ?

fâcheux, même jeu

Je n'ai pas ...

cyrano

... Ou crochu comme un bec de hibou ?

fâcheux

Je ...

cyrano

... Y distingue-t-on une verrue au bout ?

fâcheux

Mais ...

cyrano

... Ou si quelque mouche, à pas lents, s'y promène ?
Qu'a-t-il d'hétéroclite ? ...

fâcheux

... Oh ! ...

cyrano

... Est-ce un phénomène ?

fâcheux

Mais d'y porter les yeux j'avais su me garder !

cyrano

Et pourquoi, s'il vous plaît, ne pas le regarder ?

fâcheux

J'avais ...

cyrano

... Il vous dégoûte alors ? ...

fâcheux

... Monsieur ...

cyrano

... Malsaine
Vous semble sa couleur ? ...

fâcheux

... Monsieur ! ...

cyrano

... Sa forme, obscène ?

fâcheux

Mais du tout ! ...

cyrano

... Pourquoi donc prendre un air dénigrant ?
-- Peut-être que monsieur le trouve un peu trop grand ?

fâcheux, balbutiant

Je le trouve petit, tout petit, minuscule !

cyrano

Hein ? comment ? m'accuser d'un pareil ridicule ?
Petit, mon nez ? Holà ! ...

fâcheux

... Ciel ! ...

cyrano

... Énorme, mon nez !
-- Vil camus, sot camard, tête plate, apprenez
Que je m'enorgueillis d'un pareil appendice,
Attendu qu'un grand nez est proprement l'indice
D'un homme affable, bon, courtois, spirituel,
Libéral, courageux, tel que je suis, et tel
Qu'il vous est interdit à jamais de vous croire,
Déplorable maraud ! car la face sans gloire
Que va chercher ma main en haut de votre col,
Est aussi dénuée ...

cyrano le soufflette

fâcheux

... Aï ! ...

cyrano

... De fierté, d'envol,
De lyrisme, de pittoresque, d'étincelle,
De somptuosité, de Nez enfin, que celle

cyrano le retourne par les épaules, joignant le geste à la parole

Que va chercher ma botte au bas de votre dos !

fâcheux, se sauvant

Au secours ! À la garde ! ...

cyrano

... Avis donc aux badauds
Qui trouveraient plaisant mon milieu de visage,
Et si le plaisantin est noble, mon usage
Est de lui mettre, avant de le laisser s'enfuir,
Pas devant, et plus haut, du fer, et non du cuir !

de-guiche, qui est descendu de la scène, avec les marquis

Mais à la fin il nous ennuie ! ...

valvert, haussant les épaules

... Il fanfaronne !

de-guiche

Personne ne va donc lui répondre ? ...

valvert

... Personne ?
Attendez ! Je vais lui lancer un de ces traits !

valvert s'avance vers Cyrano qui l'observe, et se campant devant lui d'un air fat

Vous... vous avez un nez... heu... un nez... très grand. ...

cyrano, gravement

... Très !

valvert, riant

Ha ! ...

cyrano, imperturbable

... C'est tout ? ...

valvert

... Mais ...

cyrano

... Ah ! non ! c'est un peu court, jeune homme !
On pouvait dire... Oh ! Dieu ! ... bien des choses en somme
En variant le ton, -- par exemple, tenez :
Agressif : "Moi, monsieur, si j'avais un tel nez
Il faudrait sur-le-champ que je me l'amputasse !"
Amical : "Mais il doit tremper dans votre tasse !
Pour boire, faites-vous fabriquer un hanap !"
Descriptif : "C'est un roc ! ... c'est un pic ! ... c'est un cap !
Que dis-je, c'est un cap ? ... C'est une péninsule !"
Curieux : "De quoi sert cette oblongue capsule ?
D'écritoire, monsieur, ou de boîte à ciseaux ?"
Gracieux : "Aimez-vous à ce point les oiseaux
Que paternellement vous vous préoccupâtes
De tendre ce perchoir à leurs petites pattes ?"
Truculent : "Ça, monsieur, lorsque vous pétunez,
La vapeur du tabac vous sort-elle du nez
Sans qu'un voisin ne crie au feu de cheminée ?"
Prévenant : "Gardez-vous, votre tête entraînée
Par ce poids, de tomber en avant sur le sol !"
Tendre : "Faites-lui faire un petit parasol
De peur que sa couleur au soleil ne se fane !"
Pédant : "L'animal seul, monsieur, qu'Aristophane
Appelle Hippocampelephantocamélos
Dut avoir sous le front tant de chair sur tant d'os !"
Cavalier : 'Quoi, l'ami, ce croc est à la mode ?
Pour pendre son chapeau, c'est vraiment très commode !'
Emphatique : "Aucun vent ne peut, nez magistral,
T'enrhumer tout entier, excepté le mistral !"
Dramatique : "C'est la Mer Rouge quand il saigne !"
Admiratif : "Pour un parfumeur, quelle enseigne !"
Lyrique : "Est-ce une conque, êtes-vous un triton ?"
Naïf : "Ce monument, quand le visite-t-on ?"
Respectueux : "Souffrez, monsieur, qu'on vous salue,
C'est là ce qui s'appelle avoir pignon sur rue !"
Campagnard : "Hé, ardé ! C'est-y un nez ? Nanain !
C'est queuqu'navet géant ou ben queuqu'melon nain !"
Militaire : "Pointez contre cavalerie !"
Pratique : "Voulez-vous le mettre en loterie ?
Assurément, monsieur, ce sera le gros lot !"
Enfin, parodiant Pyrame en un sanglot :
"Le voilà donc ce nez qui des traits de son maître
A détruit l'harmonie ! Il en rougit, le traître !"
-- Voilà ce qu'à peu près, mon cher, vous m'auriez dit
Si vous aviez un peu de lettres et d'esprit :
Mais d'esprit, ô le plus lamentable des êtres,
Vous n'en eûtes jamais un atome, et de lettres
Vous n'avez que les trois qui forment le mot : sot !
Eussiez-vous eu, d'ailleurs, l'invention qu'il faut
Pour pouvoir là, devant ces nobles galeries,
Me servir toutes ces folles plaisanteries,
Que vous n'en eussiez pas articulé le quart
De la moitié du commencement d'une, car
Je me les sers moi-même, avec assez de verve,
Mais je ne permets pas qu'un autre me les serve.

de-guiche, voulant emmener le vicomte pétrifié

Vicomte, laissez donc ! ...

valvert, suffoqué

... Ces grands airs arrogants !
Un hobereau qui... qui... n'a même pas de gants !
Et qui sort sans rubans, sans bouffettes, sans ganses !

cyrano

Moi, c'est moralement que j'ai mes élégances.
Je ne m'attife pas ainsi qu'un freluquet,
Mais je suis plus soigné si je suis moins coquet ;
Je ne sortirais pas avec, par négligence,
Un affront pas très bien lavé, la conscience
Jaune encor de sommeil dans le coin de son œil,
Un honneur chiffonné, des scrupules en deuil.
Mais je marche sans rien sur moi qui ne reluise,
Empanaché d'indépendance et de franchise ;
Ce n'est pas une taille avantageuse, c'est
Mon âme que je cambre ainsi qu'en un corset,
Et tout couvert d'exploits qu'en rubans je m'attache,
Retroussant mon esprit ainsi qu'une moustache,
Je fais, en traversant les groupes et les ronds,
Sonner les vérités comme des éperons.

valvert

Mais, monsieur ...

cyrano

... Je n'ai pas de gants ? ... la belle affaire !
Il m'en restait un seul d'une très vieille paire !
-- Lequel m'était d'ailleurs encor fort importun :
Je l'ai laissé dans la figure de quelqu'un.

valvert

Maraud, faquin, butor de pied plat ridicule !

cyrano, ôtant son chapeau et saluant comme si le vicomte venait de se présenter

Ah ? ... Et moi, Cyrano-Savinien-Hercule
De Bergerac. ...

Rires.

valvert, exaspéré

... Bouffon ! ...

cyrano, poussant un cri comme lorsqu'on est saisi d'une crampe

... Ay ! ...

valvert, qui remontait, se retournant

... Qu'est-ce encor qu'il dit ?

cyrano, avec des grimaces de douleur

Il faut la remuer car elle s'engourdit
-- Ce que c'est que de la laisser inoccupée ! --
Ay ! ...

valvert

... Qu'avez-vous ? ...

cyrano

... J'ai des fourmis dans mon épée !

valvert, tirant la sienne

Soit ! ...

cyrano

... Je vais vous donner un petit coup charmant.

valvert, méprisant

Poète ! ...

cyrano

... Oui, monsieur, poète ! et tellement,
Qu'en ferraillant je vais -- hop ! -- à l'improvisade,
Vous composer une ballade. ...

valvert

... Une ballade ?

cyrano

Vous ne vous doutez pas de ce que c'est, je crois ?

valvert

Mais ...

cyrano, récitant comme une leçon

... La ballade, donc, se compose de trois
Couplets de huit vers ...

valvert, piétinant

... Oh ! ...

cyrano, continuant

... Et d'un envoi de quatre

valvert

Vous ...

cyrano

... Je vais tout ensemble en faire une et me battre,
Et vous toucher, monsieur, au dernier vers. ...

valvert

... Non ! ...

cyrano

... Non ?

cyrano déclamant

Ballade du duel qu'en l'hôtel bourguignon
Monsieur de Bergerac eut avec un bélître !

valvert

Qu'est-ce que c'est que ça, s'il vous plaît ? ...

cyrano

... C'est le titre.

salle, surexcitée au plus haut point

Place ! -- Très amusant ! -- Rangez-vous ! -- Pas de bruits !

Tableau. Cercle de curieux au parterre, les marquis et les officiers mêlés aux bourgeois et aux gens du peuple ; les pages grimpés sur des épaules pour mieux voir. Toutes les femmes debout dans les loges. A droite, De Guiche et ses gentilshommes. À gauche, Le Bret, Ragueneau, Cuigy, etc.

cyrano, fermant une seconde les yeux

Attendez ! ... je choisis mes rimes... Là, j'y suis.

cyrano fait ce qu'il dit, à mesure

Je jette avec grâce mon feutre,
Je fais lentement l'abandon
Du grand manteau qui me calfeutre,
Et je tire mon espadon ;
Élégant comme Céladon,
Agile comme Scaramouche,
Je vous préviens, cher Mirmydon,
Qu'à la fin de l'envoi je touche !

Premiers engagements de fer

cyrano

Vous auriez bien dû rester neutre ;
Où vais-je vous larder, dindon ?
Dans le flanc, sous votre maheutre ?
Au cœur, sous votre bleu cordon ?
-- Les coquilles tintent, ding-don !
Ma pointe voltige : une mouche !
Décidément... c'est au bedon,
Qu'à la fin de l'envoi, je touche.
Il me manque une rime en eutre
Vous rompez, plus blanc qu'amidon ?
C'est pour me fournir le mot pleutre !
-- Tac ! je pare la pointe dont
Vous espériez me faire don ; --
J'ouvre la ligne, -- je la bouche
Tiens bien ta broche, Laridon !
À la fin de l'envoi, je touche.

cyrano annonce solennellement

Envoi
Prince, demande à Dieu pardon !
Je quarte du pied, j'escarmouche,
Je coupe, je feinte ...

cyrano se fendant

... Hé ! là, donc !

valvert, chancelle

cyrano, salue

À la fin de l'envoi, je touche !

Acclamations. Applaudissements dans les loges. Des fleurs et des mouchoirs tombent. Les officiers entourent et félicitent Cyrano. Ragueneau danse d'enthousiasme. Le Bret est heureux et navré. Les amis du vicomte le soutiennent et l'emmènent.

salle, en un long cri

Ah ! ...

cavalier1

... Superbe ! ...

femme

... Joli ! ...

ragueneau

... Pharamineux ! ...

marquis2

... Nouveau !

le-bret

Insensé ! ...

salle, se bouscule autour de Cyrano

On entend :

salle

... Compliments ! ... félicite ... bravo

femme

C'est un héros ! ...

le-mousquetaire, s'avançant vivement vers Cyrano, la main tendue

... Monsieur, voulez-vous me permettre ?

le-mousquetaire

C'est tout à fait très bien, et je crois m'y connaître ;

le-mousquetaire

J'ai du reste exprimé ma joie en trépignant !

le-mousquetaire, s'éloigne

cyrano, à Cuigy

cyrano

Comment s'appelle donc ce monsieur ? ...

cuigy

... D'Artagnan.

le-bret, à Cyrano, lui prenant le bras

le-bret

Çà, causons ! ...

cyrano

... Laisse un peu sortir cette cohue

cyrano, à Bellerose

Je peux rester ? ...

bellerose, respectueusement

... Mais oui ! ...

On entend des cris au dehors.

jodelet, qui a regardé

... C'est Montfleury qu'on hue !

bellerose, solennellement

bellerose

Sic transit ! ...

bellerose, changeant de ton, au portier et au moucheur de chandelles

... Balayez. Fermez. N'éteignez pas.

bellerose

Nous allons revenir après notre repas,
Répéter pour demain une nouvelle farce.

Jodelet et Bellerose sortent, après de grands saluts à Cyrano.

portier, à Cyrano

portier

Vous ne dînez donc pas ? ...

cyrano

... Moi ? ... Non. ...

Le portier se retire.

le-bret, à Cyrano

... Parce que ? ...

cyrano, fièrement

... Parce

cyrano changeant de ton, en voyant que le portier est loin

Que je n'ai pas d'argent ! ...

le-bret, faisant le geste de lancer un sac

... Comment ! le sac d'écus ?

cyrano

Pension paternelle, en un jour, tu vécus !

le-bret

Pour vivre tout un mois, alors ? ...

cyrano

... Rien ne me reste.

le-bret

Jeter ce sac, quelle sottise ! ...

cyrano

... Mais quel geste !

distributrice, toussant derrière son petit comptoir

Hum ! ...

Cyrano et Le Bret se retournent.

distributrice, s'avance intimidée

... Monsieur... Vous savoir jeûner... le cœur me fend

distributrice montrant le buffet

J'ai là tout ce qu'il faut ...

distributrice avec élan

... Prenez ! ...

cyrano, se découvrant

... Ma chère enfant,
Encor que mon orgueil de Gascon m'interdise
D'accepter de vos doigts la moindre friandise,
J'ai trop peur qu'un refus ne vous soit un chagrin,
Et j'accepterai donc ...

cyrano va au buffet et choisit

... Oh ! peu de chose ! -- un grain
De ce raisin ...

distributrice, veut lui donner la grappe

cyrano, cueille un grain

... Un seul ! ... ce verre d'eau ...

distributrice, veut y verser du vin,

cyrano, l'arrête

... limpide !
-- Et la moitié d'un macaron ! ...

cyrano rend l'autre moitié

le-bret

... Mais c'est stupide !

distributrice

Oh ! quelque chose encor ! ...

cyrano

... Oui. La main à baiser.

cyrano baise, comme la main d'une princesse, la main qu'elle lui tend

distributrice

Merci, monsieur. ...

distributrice révérence

... Bonsoir. ...

distributrice sort

cyrano, à Le Bret

... Je t'écoute causer.

cyrano s'installe devant le buffet et rangeant devant lui le macaron ...

Dîner ! ...

cyrano ... le verre d'eau ...

... Boisson ! ...

cyrano ... le grain de raisin

... Dessert ! ...

cyrano s'assied

... Là, je me mets à table !
-- Ah ! ... j'avais une faim, mon cher, épouvantable !

cyrano mangeant

-- Tu disais ? ...

le-bret

... Que ces fats aux grands airs belliqueux
Te fausseront l'esprit si tu n'écoutes qu'eux !
Va consulter des gens de bon sens, et t'informe
De l'effet qu'a produit ton algarade. ...

cyrano, achevant son macaron

... Énorme.

le-bret

Le Cardinal ...

cyrano, s'épanouissant

... Il était là, le Cardinal ?

le-bret

A dû trouver cela ...

cyrano

... Mais très original.

le-bret

Pourtant ...

cyrano

... C'est un auteur. Il ne peut lui déplaire
Que l'on vienne troubler la pièce d'un confrère.

le-bret

Tu te mets sur les bras, vraiment, trop d'ennemis !

cyrano, attaquant son grain de raisin

Combien puis-je, à peu près, ce soir, m'en être mis ?

le-bret

Quarant'-huit. Sans compter les femmes. ...

cyrano

... Voyons, compte !

le-bret

Montfleury, le bourgeois, de Guiche, le vicomte,
Baro, l'Académie ...

cyrano

... Assez ! tu me ravis !

le-bret

Mais où te mènera la façon dont tu vis ?
Quel système est le tien ? ...

cyrano

... J'errais dans un méandre ;
J'avais trop de partis, trop compliqués, à prendre ;
J'ai pris ...

le-bret

... Lequel ? ...

cyrano

... Mais le plus simple, de beaucoup.
J'ai décidé d'être admirable, en tout, pour tout !

le-bret, haussant les épaules

Soit ! -- Mais enfin, à moi, le motif de ta haine
Pour Montfleury, le vrai, dis-le-moi ! ...

cyrano, se levant

... Ce Silène,
Si ventru que son doigt n'atteint pas son nombril,
Pour les femmes encor se croit un doux péril,
Et leur fait, cependant qu'en jouant il bredouille,
Des yeux de carpe avec ses gros yeux de grenouille !
Et je le hais depuis qu'il se permit, un soir,
De poser son regard, sur celle... Oh !j'ai cru voir
Glisser sur une fleur une longue limace !

le-bret, stupéfait

Hein ? Comment ? Serait-il possible ? ...

cyrano, avec un rire amer

... Que j'aimasse ?

cyrano changeant de ton et gravement

J'aime. ...

le-bret

... Et peut-on savoir ? tu ne m'as jamais dit ?

cyrano

Qui j'aime ? ... Réfléchis, voyons. Il m'interdit
Le rêve d'être aimé même par une laide,
Ce nez qui d'un quart d'heure en tous lieux me précède ;
Alors, moi, j'aime qui ? ... Mais cela va de soi !
J'aime -- mais c'est forcé ! -- la plus belle qui soit !

le-bret

La plus belle ? ...

cyrano

... Tout simplement, qui soit au monde !
La plus brillante, la plus fine, ...

cyrano avec accablement

... la plus blonde !

le-bret

Eh ! mon Dieu, quelle est donc cette femme ? ...

cyrano

... Un danger
Mortel sans le vouloir, exquis sans y songer,
Un piège de nature, une rose muscade
Dans laquelle l'amour se tient en embuscade !
Qui connaît son sourire a connu le parfait.
Elle fait de la grâce avec rien, elle fait
Tenir tout le divin dans un geste quelconque,
Et tu ne saurais pas, Vénus, monter en conque,
Ni toi, Diane, marcher dans les grands bois fleuris,
Comme elle monte en chaise et marche dans Paris !

le-bret

Sapristi ! je comprends. C'est clair ! ...

cyrano

... C'est diaphane.

le-bret

Magdeleine Robin, ta cousine ? ...

cyrano

... Oui, -- Roxane.

le-bret

Eh bien, mais c'est au mieux ! Tu l'aimes ? Dis-le-lui !
Tu t'es couvert de gloire à ses yeux aujourd'hui !

cyrano

Regarde-moi, mon cher, et dis quelle espérance
Pourrait bien me laisser cette protubérance !
Oh ! je ne me fais pas d'illusion ! -- Parbleu,
Oui, quelquefois, je m'attendris, dans le soir bleu ;
J'entre en quelque jardin où l'heure se parfume ;
Avec mon pauvre grand diable de nez je hume
L'avril, -- je suis des yeux, sous un rayon d'argent,
Au bras d'un cavalier, quelque femme, en songeant
Que pour marcher, à petits pas, dans de la lune,
Aussi moi j'aimerais au bras en avoir une,
Je m'exalte, j'oublie et j'aperçois soudain
L'ombre de mon profil sur le mur du jardin !

le-bret, ému

Mon ami ! ...

cyrano

... Mon ami, j'ai de mauvaises heures !
De me sentir si laid, parfois, tout seul ...

le-bret, vivement, lui prenant la main

... Tu pleures ?

cyrano

Ah ! non, cela, jamais ! Non, ce serait trop laid,
Si le long de ce nez une larme coulait !
Je ne laisserai pas, tant que j'en serai maître,
La divine beauté des larmes se commettre
Avec tant de laideur grossière ! ... Vois-tu bien,
Les larmes, il n'est rien de plus sublime, rien,
Et je ne voudrais pas qu'excitant la risée,
Une seule, par moi, fût ridiculisée !

le-bret

Va, ne t'attriste pas ! L'amour n'est que hasard !

cyrano, secouant la tête

Non ! J'aime Cléopâtre : ai-je l'air d'un César ?
J'adore Bérénice : ai-je l'aspect d'un Tite ?

le-bret

Mais ton courage ! ton esprit ! -- Cette petite
Qui t'offrait là, tantôt, ce modeste repas,
Ses yeux, tu l'as bien vu, ne te détestaient pas !

cyrano, saisi

C'est vrai ! ...

le-bret

... Hé ! bien ! alors ? ... Mais, Roxane, elle-même,
Toute blême a suivi ton duel ! ...

cyrano

... Toute blême ?

le-bret

Son cœur et son esprit déjà sont étonnés !
Ose, et lui parle, afin ...

cyrano

... Qu'elle me rie au nez ?
Non ! -- C'est la seule chose au monde que je craigne !

portier, introduisant quelqu'un à Cyrano

Monsieur, on vous demande ...

cyrano, voyant la duègne

... Ah ! mon Dieu ! Sa duègne !

duègne, avec un grand salut

De son vaillant cousin on désire savoir
Où l'on peut, en secret, le voir. ...

cyrano, bouleversé

... Me voir ? ...

duègne, avec une révérence

... Vous voir.
-- On a des choses à vous dire. ...

cyrano

... Des ? ...

duègne, nouvelle révérence

... Des choses !

cyrano, chancelant

Ah, mon Dieu ! ...

duègne

... L'on ira, demain, aux primes roses
D'aurore, -- ouïr la messe à Saint-Roch. ...

cyrano, se soutenant sur Le Bret

... Ah ! mon Dieu !

duègne

En sortant, -- où peut-on entrer, causer un peu ?

cyrano, affolé

Où ? ... Je... mais... Ah ! mon Dieu ! ...

duègne

... Dites vite. ...

cyrano

... Je cherche !

duègne

Où ? ...

cyrano

... Chez... chez... Ragueneau... le pâtissier ...

duègne

... Il perche ?

cyrano

Dans la rue -- Ah ! mon Dieu, mon Dieu ! -- Saint-Honoré !

duègne, remontant

On ira. Soyez-y. Sept heures. ...

cyrano

... J'y serai.

La duègne sort.

cyrano, tombant dans les bras de Le Bret

Moi ! ... D'elle ! ... Un rendez-vous ! ...

le-bret

... Eh bien ! tu n'es plus triste ?

cyrano

Ah ! pour quoi que ce soit, elle sait que j'existe !

le-bret

Maintenant, tu vas être calme ? ...

cyrano, hors de lui

... Maintenant
Mais je vais être frénétique et fulminant !
Il me faut une armée entière à déconfire !
J'ai dix cœurs ; j'ai vingt bras ; il ne peut me suffire
De pourfendre des nains ...

cyrano crie à tue-tête

... Il me faut des géants !

Depuis un moment, sur la scène, au fond, des ombres de comédiens et de comédiennes s'agitent, chuchotent : on commence à répéter. Les violons ont repris leur place.

voix4, de la scène

Hé ! psit ! là-bas ! Silence ! on répète céans !

cyrano, riant

Nous partons ! ...

cyrano remonte par la grande porte du fond

Entrent Cuigy, Brissaille, plusieurs officiers, qui soutiennent Lignière complètement ivre.

cuigy

... Cyrano ! ...

cyrano

... Qu'est-ce ? ...

cuigy

... Une énorme grive
Qu'on t'apporte ! ...

cyrano, le reconnaissant

... Lignière ! ... Hé, qu'est-ce qui t'arrive ?

cuigy

Il te cherche ! ...

brissaille

... Il ne peut rentrer chez lui ! ...

cyrano

... Pourquoi ?

lignière, d'une voix pâteuse, lui montrant un billet tout chiffonné

Ce billet m'avertit... cent hommes contre moi
À cause de... chanson... grand danger me menace
Porte de Nesle... Il faut, pour rentrer, que j'y passe
Permets-moi donc d'aller coucher sous... sous ton toit !

cyrano

Cent hommes, m'as-tu dit ? Tu coucheras chez toi !

lignière, épouvanté

Mais ...

cyrano, d'une voix terrible, lui montrant la lanterne allumée que le portier balance en écoutant curieusement cette scène

... Prends cette lanterne ! ...

lignière, saisit précipitamment la lanterne

cyrano

... Et marche ! -- Je te jure
Que c'est moi qui ferai ce soir ta couverture !

cyrano aux officiers

Vous, suivez à distance, et vous serez témoins !

cuigy

Mais cent hommes ! ...

cyrano

... Ce soir, il ne m'en faut pas moins !

Les comédiens et les comédiennes, descendus de scène, se sont rapprochés dans leurs divers costumes.

le-bret

Mais pourquoi protéger ...

cyrano

... Voilà Le Bret qui grogne !

le-bret

Cet ivrogne banal ? ...

cyrano, frappant sur l'épaule de Lignière

... Parce que cet ivrogne,
Ce tonneau de muscat, ce fût de rossoli,
Fit quelque chose un jour de tout à fait joli :
Au sortir d'une messe ayant, selon le rite,
Vu celle qu'il aimait prendre de l'eau bénite,
Lui que l'eau fait sauver, courut au bénitier,
Se pencha sur sa conque et le but tout entier !

comédienne1, en costume de soubrette

Tiens, c'est gentil, cela ! ...

cyrano

... N'est-ce pas, la soubrette ?

comédienne1, aux autres

Mais pourquoi sont-ils cent contre un pauvre poète ?

cyrano

Marchons ! ...

cyrano aux officiers

... Et vous, messieurs, en me voyant charger,
Ne me secondez pas, quel que soit le danger !

comédienne2, sautant de la scène

Oh ! mais, moi, je vais voir ! ...

cyrano

... Venez ! ...

comédienne3, sautant aussi, à un vieux comédien

... Viens-tu, Cassandre ?

cyrano

Venez tous, le Docteur, Isabelle, Léandre,
Tous ! Car vous allez joindre, essaim charmant et fol,
La farce italienne à ce drame espagnol,
Et, sur son ronflement tintant un bruit fantasque,
L'entourer de grelots comme un tambour de basque !

femme, sautant de joie

Bravo ! -- Vite, une mante ! -- Un capuchon ! ...

jodelet

... Allons !

cyrano, aux violons

Vous nous jouerez un air, messieurs les violons !

Les violons se joignent au cortège qui se forme. On s'empare des chandelles allumées de la rampe et on se les distribue. Cela devient une retraite aux flambeaux

cyrano

Bravo ! des officiers, des femmes en costume,
Et, vingt pas en avant ...

cyrano se place comme il dit

... Moi, tout seul, sous la plume
Que la gloire elle-même à ce feutre piqua,
Fier comme un Scipion triplement Nasica !
-- C'est compris ? Défendu de me prêter main-forte ! --
On y est ? ... Un, deux, trois ! Portier, ouvre la porte !

Le portier ouvre à deux battants. Un coin du vieux Paris pittoresque et lunaire paraît

cyrano

Ah ! ... Paris fuit, nocturne et quasi nébuleux ;
Le clair de lune coule aux pentes des toits bleus ;
Un cadre se prépare, exquis, pour cette scène ;
Là-bas, sous des vapeurs en écharpe, la Seine,
Comme un mystérieux et magique miroir,
Tremble... Et vous allez voir ce que vous allez voir !

salle

À la porte de Nesle ! ...

cyrano, debout sur le seuil

... À la porte de Nesle !

cyrano se retournant avant de sortir, à la soubrette

Ne demandiez-vous pas pourquoi, mademoiselle,
Contre ce seul rimeur cent hommes furent mis ?

cyrano tire l'épée et, tranquillement

C'est parce qu'on savait qu'il est de mes amis !

cyrano sort

Le cortège, -- Lignière zigzaguant en tête, -- puis les comédiennes aux bras des officiers, -- puis les comédiens gambadant, -- se met en marche dans la nuit au son des violons, et à la lueur falote des chandelles. Rideau.

Acte II.

La Rôtisserie Des Poètes.

La boutique de Ragueneau, rôtisseur-pâtissier, vaste ouvroir au coin de la rue Saint-Honoré et de la rue de l'Arbre-Sec qu'on aperçoit largement au fond, par le vitrage de la porte, grises dans les premières lueurs de l'aube.

À gauche, premier plan, comptoir surmonté d'un dais en fer forgé, auquel sont accrochés des oies, des canards, des paons blancs. Dans de grands vases de faïence de hauts bouquets de fleurs naïves, principalement des tournesols jaunes. Du même côté, second plan, immense cheminée devant laquelle, entre de monstrueux chenets, dont chacun supporte une petite marmite, les rôtis pleurent dans les lèchefrites.

À droite, premier plan avec porte. Deuxième plan, un escalier montant à une petite salle en soupente, dont on aperçoit l'intérieur par des volets ouverts ; une table y est dressée, un menu lustre flamand y luit : c'est un réduit où l'on va manger et boire. Une galerie de bois, faisant suite à l'escalier, semble mener à d'autres petites salles analogues.

Au milieu de la rôtisserie, un cercle en fer que l'on peut faire descendre avec une corde, et auquel de grosses pièces sont accrochées, fait un lustre de gibier.

Les fours, dans l'ombre, sous l'escalier, rougeoient. Des cuivres étincellent. Des broches tournent. Des pièces montées pyramident, des jambons pendent. C'est le coup de feu matinal. Bousculade de marmitons effarés, d'énormes cuisiniers et de minuscules gâte-sauces. Foisonnement de bonnets à plume de poulet ou à aile de pintade. On apporte, sur des plaques de tôle et des clayons d'osier, des quinconces de brioches, des villages de petits-fours.

Des tables sont couvertes de gâteaux et de plats. D'autres, entourées de chaises, attendent les mangeurs et les buveurs. Une plus petite, dans un coin, disparaît sous les papiers. Ragueneau y est assis au lever du rideau ; il écrit.

pâtissier1, apportant une pièce montée

Fruits en nougat ! ...

pâtissier2, apportant un plat

... Flan ! ...

pâtissier3, apportant un rôti paré de plumes

... Paon ! ...

pâtissier4, apportant une plaque de gâteaux

... Roinsoles ! ...

pâtissier5, apportant une sorte de terrine

... Bœuf en daube !

ragueneau, cessant d'écrire et levant la tête

Sur les cuivres, déjà, glisse l'argent de l'aube !
Étouffe en toi le dieu qui chante, Ragueneau !
L'heure du luth viendra, -- c'est l'heure du fourneau !

ragueneau se lève

ragueneau à un cuisinier

Vous, veuillez m'allonger cette sauce, elle est courte !

cuisinier

De combien ? ...

ragueneau

... De trois pieds. ...

ragueneau passe

cuisinier

... Hein ? ...

pâtissier1

... La tarte ! ...

pâtissier2

... La tourte !

ragueneau, devant la cheminée

Ma Muse, éloigne-toi, pour que tes yeux charmants
N'aillent pas se rougir au feu de ces sarments !

ragueneau à un pâtissier, lui montrant des pains

Vous avez mal placé la fente de ces miches :
Au milieu la césure, -- entre les hémistiches !

ragueneau à un autre, lui montrant un pâté inachevé

À ce palais de croûte, il faut, vous, mettre un toit

ragueneau à un jeune apprenti, qui, assis par terre, embroche des volailles

Et toi, sur cette broche interminable, toi,
Le modeste poulet et la dinde superbe,
Alterne-les, mon fils, comme le vieux Malherbe
Alternait les grands vers avec les plus petits,
Et fais tourner au feu des strophes de rôtis !

apprenti, s'avançant avec un plateau recouvert d'une assiette

Maître, en pensant à vous, dans le four, j'ai fait cuire
Ceci, qui vous plaira, je l'espère. ...

apprenti découvre le plateau, on voit une grande lyre de pâtisserie

ragueneau, ébloui

... Une lyre !

apprenti

En pâte de brioche. ...

ragueneau, ému

... Avec des fruits confits !

apprenti

Et les cordes, voyez, en sucre je les fis.

ragueneau, lui donnant de l'argent

Va boire à ma santé ! ...

ragueneau, apercevant Lise qui entre

... Chut ! ma femme ! Circule,
Et cache cet argent ! ...

ragueneau, à Lise, lui montrant la lyre d'un air gêné

... C'est beau ? ...

lise

... C'est ridicule !

lise pose sur le comptoir une pile de sacs en papier

ragueneau

Des sacs ? ... Bon. Merci. ...

ragueneau les regarde

... Ciel ! Mes livres vénérés !
Les vers de mes amis ! déchirés ! démembrés !
Pour en faire des sacs à mettre des croquantes
Ah ! vous renouvelez Orphée et les bacchantes !

lise, sèchement

Et n'ai-je pas le droit d'utiliser vraiment
Ce que laissent ici, pour unique paiement,
Vos méchants écriveurs de lignes inégales !

ragueneau

Fourmi ! ... n'insulte pas ces divines cigales !

lise

Avant de fréquenter ces gens-là, mon ami,
Vous ne m'appeliez pas bacchante, -- ni fourmi !

ragueneau

Avec des vers, faire cela ! ...

lise

... Pas autre chose.

ragueneau

Que faites-vous, alors, madame, avec la prose ?

ragueneau

Vous désirez, petits ? ...

enfant1

... Trois pâtés. ...

ragueneau, les servant

... Là, bien roux
Et bien chauds. ...

enfant2

... S'il vous plaît, enveloppez-les-nous ?

ragueneau, saisi, à part

Hélas ! un de mes sacs ! ...

ragueneau aux enfants

... Que je les enveloppe ?

ragueneau prend un sac et au moment d'y mettre les pâtés, il lit

Tel Ulysse, le jour qu'il quitta Pénélope
Pas celui-ci ! ...

ragueneau le met de côté et en prend un autre

ragueneau au moment d'y mettre les pâtés, il lit

... Le blond Phœbus... Pas celui-là !

ragueneau même jeu

lise, impatientée

Eh bien ! qu'attendez-vous ? ...

ragueneau

... Voilà, voilà, voilà !

ragueneau en prend un troisième et se résigne

Le sonnet à Philis ! ... mais c'est dur tout de même !

lise

C'est heureux qu'il se soit décidé ! ...

lise haussant les épaules

... Nicodème !

lise monte sur une chaise et se met à ranger des plats sur une crédence

ragueneau, profitant de ce qu'elle tourne le dos, rappelle les enfants déjà à la porte

Psit ! ... Petits ! ... Rendez-moi le sonnet à Philis,
Au lieu de trois pâtés je vous en donne six.

Les enfants lui rendent le sac, prennent vivement les gâteaux et sortent. Ragueneau, défripant le papier, se met à lire en déclamant

ragueneau

Philis ! ... Sur ce doux nom, une tache de beurre !
Philis ! ...

cyrano, entre brusquement

... Quelle heure est-il ? ...

ragueneau, le saluant avec empressement

... Six heures. ...

cyrano, avec émotion

... Dans une heure !

cyrano va et vient dans la boutique

ragueneau, le suivant

Bravo ! J'ai vu ...

cyrano

... Quoi donc ! ...

ragueneau

... Votre combat ! ...

cyrano

... Lequel ?

ragueneau

Celui de l'hôtel de Bourgogne ! ...

cyrano, avec dédain

... Ah ! ... Le duel !

ragueneau, admiratif

Oui, le duel en vers ! ...

lise

... Il en a plein la bouche !

cyrano

Allons ! tant mieux ! ...

ragueneau, se fendant avec une broche qu'il a saisi

... À la fin de l'envoi, je touche !
À la fin de l'envoi, je touche ! ... Que c'est beau !

ragueneau avec un enthousiasme croissant

À la fin de l'envoi ...

cyrano

... Quelle heure, Ragueneau ?

ragueneau, restant fendu pour regarder l'horloge

Six heures cinq ! ... je touche ! ...

ragueneau se relève

... Oh ! faire une ballade !

lise, à Cyrano, qui en passant devant son comptoir lui a serré distraitement la main

Qu'avez-vous à la main ? ...

cyrano

... Rien. Une estafilade.

ragueneau

Courûtes-vous quelque péril ? ...

cyrano

... Aucun péril.

lise, le menaçant du doigt

Je crois que vous mentez ! ...

cyrano

... Mon nez remuerait-il ?
Il faudrait que ce fût pour un mensonge énorme !

cyrano changeant de ton

J'attends ici quelqu'un. Si ce n'est pas sous l'orme,
Vous nous laisserez seuls. ...

ragueneau

... C'est que je ne peux pas ;
Mes rimeurs vont venir ...

lise, ironique

... Pour leur premier repas.

cyrano

Tu les éloigneras quand je te ferai signe
L'heure ? ...

ragueneau

... Six heures dix. ...

cyrano, s'asseyant nerveusement à la table de Ragueneau et prenant du papier

... Une plume ? ...

ragueneau, lui offrant celle qu'il a à son oreille

... De cygne.

mousquetaire, superbement moustachu, entre et d'une voix de stentor

Salut ! ...

lise, remonte vivement vers lui

cyrano, se retournant

... Qu'est-ce ? ...

ragueneau

... Un ami de ma femme. Un guerrier
Terrible, -- à ce qu'il dit ! ...

cyrano, reprenant la plume et éloignant du geste Ragueneau

... Chut ! ...
... Écrire, -- plier, --

cyrano à lui-même

Lui donner, -- me sauver ...

cyrano jetant la plume

... Lâche ! ... Mais que je meure,
Si j'ose lui parler, lui dire un seul mot ...

cyrano à Ragueneau

... L'heure ?

ragueneau

Six et quart ! ...

cyrano, frappant sa poitrine

... -- un seul mot de tous ceux que j'ai là !
Tandis qu'en écrivant ...

cyrano reprend la plume

... Eh bien ! écrivons-la,
Cette lettre d'amour qu'en moi-même j'ai faite
Et refaite cent fois, de sorte qu'elle est prête,
Et que mettant mon âme à côté du papier,
Je n'ai tout simplement qu'à la recopier.

cyrano écrit

Derrière le vitrage de la porte on voit s'agiter des

silhouettes maigres et hésitantes.

lise, entrant, à Ragueneau

Les voici vos crottés ! ...

poète1, entrant, à Ragueneau

... Confrère ! ...

poète2, de même, lui secouant les mains

... Cher confrère !

poète3

Aigle des pâtissiers ! ...

poète3 renifle

... Ça sent bon dans votre aire,

poète4

O Phœbus-Rôtisseur ! ...

poète5

... Apollon maître-queux !

ragueneau, entouré, embrassé, secoué

Comme on est tout de suite à son aise avec eux !

poète1

Nous fûmes retardés par la foule attroupée
À la porte de Nesle ! ...

poète2

... Ouverts à coups d'épée,
Huit malandrins sanglants illustraient les pavés !

cyrano, levant une seconde la tête

Huit ? ... Tiens, je croyais sept. ...

cyrano reprend sa lettre

ragueneau, à Cyrano

... Est-ce que vous savez
Le héros du combat ? ...

cyrano, négligemment

... Moi ? ... Non ! ...

lise, au mousquetaire

... Et vous ? ...

mousquetaire, se frisant la moustache

... Peut-être !

cyrano, écrivant, à part, -- on l'entend murmurer de temps en temps

Je vous aime ...

poète1

... Un seul homme, assurait-on, sut mettre
Toute une bande en fuite ! ...

poète2

... Oh ! c'était curieux !
Des piques, des bâtons jonchaient le sol ! ...

cyrano, écrivant

... vos yeux

poète3

On trouvait des chapeaux jusqu'au quai des Orfèvres !

poète1

Sapristi ! ce dut être un féroce ...

cyrano, même jeu

... vos lèvres

poète1

Un terrible géant, l'auteur de ces exploits !

cyrano, même jeu

Et je m'évanouis de peur quand je vous vois.

poète2, happant un gâteau

Qu'as-tu rimé de neuf, Ragueneau ? ...

cyrano, même jeu

... qui vous aime

cyrano s'arrête au moment de signer, et se lève, mettant sa lettre dans son pourpoint

Pas besoin de signer. Je la donne moi-même.

ragueneau, au deuxième poète

J'ai mis une recette en vers. ...

poète3, s'installant près d'un plateau de choux à la crème

... Oyons ces vers !

poète4, regardant une brioche qu'il a prise

Cette brioche a mis son bonnet de travers.

poète4 la décoiffe d'un coup de dent

poète1

Ce pain d'épice suit le rimeur famélique,
De ses yeux en amande aux sourcils d'angélique !

poète1 happe le morceau de pain d'épice

poète2

Nous écoutons. ...

poète3, serrant légèrement un chou entre ses doigts

... Ce chou bave sa crème. Il rit.

poète2, mordant à même la grande lyre de pâtisserie

Pour la première fois la Lyre me nourrit !

ragueneau, qui s'est préparé à réciter, qui a toussé, assuré son bonnet, pris une pose

Une recette en vers ...

poète2, au premier, lui donnant un coup de coude

... Tu déjeunes ? ...

poète1, au deuxième

... Tu dînes !

ragueneau

Comment on fait les tartelettes amandines.
Battez, pour qu'ils soient mousseux,
Quelques œufs ;
Incorporez à leur mousse
Un jus de cédrat choisi ;
Versez-y
Un bon lait d'amande douce ;
Mettez de la pâte à flan
Dans le flanc
De moules à tartelette ;
D'un doigt preste, abricotez
Les côtés ;
Versez goutte à gouttelette
Votre mousse en ces puits, puis
Que ces puits
Passent au four, et, blondines,
Sortant en gais troupelets,
Ce sont les
Tartelettes amandines !

poètes, la bouche pleine

Exquis ! Délicieux ! ...

poète1, s'étouffant

... Homph ! ...

Ils remontent vers le fond, en mangeant.

cyrano, qui a observé s'avance vers Ragueneau

... Bercés par ta voix,
Ne vois-tu pas comme ils s'empiffrent ? ...

ragueneau, plus bas, avec un sourire

... Je le vois
Sans regarder, de peur que cela ne les trouble ;
Et dire ainsi mes vers me donne un plaisir double,
Puisque je satisfais un doux faible que j'ai
Tout en laissant manger ceux qui n'ont pas mangé !

cyrano, lui frappant sur l'épaule

Toi, tu me plais ! ...

ragueneau, va rejoindre ses amis

cyrano, le suit des yeux, puis, un peu brusquement

... Hé là, Lise ? ...

lise, en conversation tendre avec le mousquetaire, tressaille et descend vers Cyrano

cyrano

... Ce capitaine
Vous assiège ? ...

lise, offensée

... Oh ! mes yeux, d'une œillade hautaine,
Savent vaincre quiconque attaque mes vertus.

cyrano

Euh ! pour des yeux vainqueurs, je les trouve battus.

lise, suffoquée

Mais ...

cyrano, nettement

... Ragueneau me plaît. C'est pourquoi, dame Lise,
Je défends que quelqu'un le ridicoculise.

lise

Mais ...

cyrano, qui a élevé la voix assez pour être entendu du galant

... À bon entendeur ...

cyrano salue le mousquetaire, et va se mettre en observation, à la porte du fond, après avoir regardé l'horloge

lise, au mousquetaire qui a simplement rendu son salut à Cyrano

... Vraiment, vous m'étonnez !
Répondez... sur son nez ...

mousquetaire

... Sur son nez... sur son nez

mousquetaire s'éloigne vivement

lise, le suit

cyrano, de la porte du fond, faisant signe à Ragueneau d'emmener les poètes

Psit ! ...

ragueneau, montrant aux poètes la porte de droite

... Nous serons bien mieux par là ...

cyrano, s'impatientant

... Psit ! psit ! ...

ragueneau, les entraînant

... Pour lire
Des vers ...

poète1, désespéré, la bouche pleine

... Mais les gâteaux ! ...

poète2

... Emportons-les ! ...

Ils sortent tous derrière Ragueneau, processionnellement, et après avoir fait une rafle de plateaux.

cyrano

... Je tire
Ma lettre si je sens seulement qu'il y a
Le moindre espoir ! ...

Roxane, masquée, suivie de la duègne, paraît derrière le vitrage.

cyrano, ouvre vivement la porte

... Entrez ! ...

cyrano, marchant sur la duègne

... Vous, deux mots, duègna !

duègne

Quatre. ...

cyrano

... Êtes-vous gourmande ? ...

duègne

... À m'en rendre malade.

cyrano, prenant vivement des sacs de papier sur le comptoir

Bon. Voici deux sonnets de monsieur Benserade

duègne, piteuse

Heu ! ...

cyrano

... que je vous remplis de darioles. ...

duègne, changeant de figure

... Hou !

cyrano

Aimez-vous le gâteau qu'on nomme petit chou ?

duègne, avec dignité

Monsieur, j'en fais état, lorsqu'il est à la crème.

cyrano

J'en plonge six pour vous dans le sein d'un poème
De Saint-Amant ! Et dans ces vers de Chapelain
Je dépose un fragment, moins lourd, de poupelin.
-- Ah ! Vous aimez les gâteaux frais ? ...

duègne

... J'en suis férue !

cyrano, lui chargeant les bras de sacs remplis

Veuillez aller manger tous ceux-ci dans la rue.

duègne

Mais ...

cyrano, la poussant dehors

... Et ne revenez qu'après avoir fini !

cyrano referme la porte, redescend vers Roxane, et s'arrête, découvert, à une distance respectueuse

Que l'instant entre tous les instants soit béni,
Où, cessant d'oublier qu'humblement je respire
Vous venez jusqu'ici pour me dire... me dire ?

roxane, qui s'est démasquée

Mais tout d'abord merci, car ce drôle, ce fat
Qu'au brave jeu d'épée, hier, vous avez fait mat,
C'est lui qu'un grand seigneur... épris de moi ...

cyrano

... De Guiche ?

roxane, baissant les yeux

Cherchait à m'imposer... comme mari ...

cyrano

... Postiche ?

cyrano saluant

Je me suis donc battu, madame, et c'est tant mieux,
Non pour mon vilain nez, mais bien pour vos beaux yeux.

roxane

Puis... je voulais... Mais pour l'aveu que je viens faire,
Il faut que je revoie en vous le... presque frère,
Avec qui je jouais, dans le parc -- près du lac !

cyrano

Oui... vous veniez tous les étés à Bergerac !

roxane

Les roseaux fournissaient le bois pour vos épées ?

cyrano

Et les maïs, les cheveux blonds pour vos poupées !

roxane

C'était le temps des jeux ...

cyrano

... Des mûrons aigrelets

roxane

Le temps où vous faisiez tout ce que je voulais !

cyrano

Roxane, en jupons courts, s'appelait Madeleine

roxane

J'étais jolie, alors ? ...

cyrano

... Vous n'étiez pas vilaine.

roxane

Parfois, la main en sang de quelque grimpement,
Vous accouriez ! -- Alors, jouant à la maman,
Je disais d'une voix qui tâchait d'être dure :

roxane lui prend la main

'Qu'est-ce que c'est encor que cette égratignure ?'

roxane s'arrête stupéfaite

Oh ! C'est trop fort ! Et celle-ci ! ...

cyrano, veut retirer sa main

roxane

... Non ! Montrez-la !
Hein ? à votre âge, encor ! -- Où t'es-tu fait cela ?

cyrano

En jouant, du côté de la porte de Nesle.

roxane, s'asseyant à une table, et trempant son mouchoir dans un verre d'eau

Donnez ! ...

cyrano, s'asseyant aussi

... Si gentiment ! Si gaiement maternelle !

roxane

Et, dites-moi, -- pendant que j'ôte un peu le sang, --
Ils étaient contre vous ? ...

cyrano

... Oh ! pas tout à fait cent.

roxane

Racontez ! ...

cyrano

... Non. Laissez. Mais vous, dites la chose
Que vous n'osiez tantôt me dire ...

roxane, sans quitter sa main

... À présent, j'ose,
Car le passé m'encouragea de son parfum !
Oui, j'ose maintenant. Voilà. J'aime quelqu'un.

cyrano

Ah ! ...

roxane

... Qui ne le sait pas d'ailleurs. ...

cyrano

... Ah ! ...

roxane

... Pas encore.

cyrano

Ah ! ...

roxane

... Mais qui va bientôt le savoir, s'il l'ignore.

cyrano

Ah ! ...

roxane

... Un pauvre garçon qui jusqu'ici m'aima
Timidement, de loin, sans oser le dire ...

cyrano

... Ah !

roxane

Laissez-moi votre main, voyons, elle a la fièvre. --
Mais moi, j'ai vu trembler les aveux sur sa lèvre.

cyrano

Ah ! ...

roxane, achevant de lui faire un petit bandage avec son mouchoir

... Et figurez-vous, tenez, que, justement
Oui, mon cousin, il sert dans votre régiment !

cyrano

Ah ! ...

roxane, riant

... Puisqu'il est cadet dans votre compagnie !

cyrano

Ah ! ...

roxane

... Il a sur son front de l'esprit, du génie,
Il est fier, noble, jeune, intrépide, beau ...

cyrano, se levant tout pâle

... Beau !

roxane

Quoi ? Qu'avez-vous ? ...

cyrano

... Moi, rien... C'est... c'est ...

cyrano montre sa main, avec un sourire

... C'est ce bobo.

roxane

Enfin, je l'aime. Il faut d'ailleurs que je vous die
Que je ne l'ai jamais vu qu'à la Comédie

cyrano

Vous ne vous êtes donc pas parlé ? ...

roxane

... Nos yeux seuls.

cyrano

Mais comment savez-vous, alors ? ...

roxane

... Sous les tilleuls
De la place Royale, on cause... Des bavardes
M'ont renseignée ...

cyrano

... Il est cadet ? ...

roxane

... Cadet aux gardes.

cyrano

Son nom ? ...

roxane

... Baron Christian de Neuvillette. ...

cyrano

... Hein ?
Il n'est pas aux cadets. ...

roxane

... Si, depuis ce matin :
Capitaine Carbon de Castel-Jaloux. ...

cyrano

... Vite,
Vite, on lance son cœur ! ... Mais, ma pauvre petite

duègne, ouvrant la porte du fond

J'ai fini les gâteaux, monsieur de Bergerac !

cyrano

Eh bien ! lisez les vers imprimés sur le sac !

duègne, disparaît

cyrano

Ma pauvre enfant, vous qui n'aimez que beau langage,
Bel esprit, -- si c'était un profane, un sauvage.

roxane

Non, il a les cheveux d'un héros de d'Urfé !

cyrano

S'il était aussi maldisant que bien coiffé !

roxane

Non, tous les mots qu'il dit sont fins, je le devine !

cyrano

Oui, tous les mots sont fins quand la moustache est fine.
-- Mais si c'était un sot ! ...

roxane, frappant du pied

... Eh bien ! j'en mourrais, là !

cyrano, après un temps

Vous m'avez fait venir pour me dire cela ?
Je n'en sens pas très bien l'utilité, madame.

roxane

Ah, c'est que quelqu'un hier m'a mis la mort dans l'âme,
Et me disant que tous, vous êtes tous Gascons
Dans votre compagnie ...

cyrano

... Et que nous provoquons
Tous les blancs-becs qui, par faveur, se font admettre
Parmi les purs Gascons que nous sommes, sans l'être ?
C'est ce qu'on vous a dit ? ...

roxane

... Et vous pensez si j'ai
Tremblé pour lui ! ...

cyrano, entre ses dents

... Non sans raison ! ...

roxane

... Mais j'ai songé
Lorsque invincible et grand, hier, vous nous apparûtes,
Châtiant ce coquin, tenant tête à ces brutes, --
J'ai songé : s'il voulait, lui que tous ils craindront

cyrano

C'est bien, je défendrai votre petit baron.

roxane

Oh ! n'est-ce pas que vous allez me le défendre ?
J'ai toujours eu pour vous une amitié si tendre.

cyrano

Oui, oui. ...

roxane

... Vous serez son ami ? ...

cyrano

... Je le serai.

roxane

Et jamais il n'aura de duel ? ...

cyrano

... C'est juré.

roxane

Oh ! je vous aime bien. Il faut que je m'en aille.

roxane remet vivement son masque, une dentelle sur son front, et, distraitement

Mais vous ne m'avez pas raconté la bataille
De cette nuit. Vraiment ce dut être inouï !
-- Dites-lui qu'il m'écrive. ...

roxane lui envoie un petit baiser de la main

... Oh ! je vous aime ! ...

cyrano

... Oui, oui.

roxane

Cent hommes contre vous ? Allons, adieu. -- Nous sommes
De grands amis ! ...

cyrano

... Oui, oui. ...

roxane

... Qu'il m'écrive ! -- Cent hommes ! --
Vous me direz plus tard. Maintenant, je ne puis.
Cent hommes ! Quel courage ! ...

cyrano, la saluant

... Oh ! j'ai fait mieux depuis.

roxane, sort

cyrano, reste immobile, les yeux à terre

Un silence. La porte de droite s'ouvre. Ragueneau passe sa tête.

ragueneau

Peut-on rentrer ? ...

cyrano, sans bouger

... Oui ...

ragueneau, fait signe et ses amis rentrent

En même temps, à la porte du fond paraît Carbon de Castel-Jaloux, costume de capitaine aux gardes, qui fait de grands gestes en apercevant Cyrano.

carbon

... Le voilà ! ...

cyrano, levant la tête

... Mon capitaine !

carbon, exultant

Notre héros ! Nous savons tout ! Une trentaine
De mes cadets sont là ! ...

cyrano, reculant

... Mais ...

carbon, voulant l'entraîner

... Viens ! on veut te voir !

cyrano

Non ! ...

carbon

... Il boivent en face, à la Croix du Trahoir.

cyrano

Je ...

carbon, remontant à la porte, et criant à la cantonade, d'une voix de tonnerre

... Le héros refuse. Il est d'humeur bourrue !

voix1, au dehors

Ah ! Sandious ! ...

Tumulte au dehors, bruit d'épées et de bottes qui se rapprochent.

carbon, se frottant les mains

... Les voici qui traversent la rue !

cadets, entrant dans la rôtisserie

Mille dious ! -- Capdedious ! -- Mordious ! -- Pocapdedious !

ragueneau, reculant épouvanté

Messieurs, vous êtes donc tous de Gascogne ! ...

cadets

... Tous !

cadet1, à Cyrano

Bravo ! ...

cyrano

... Baron ! ...

cadet2, lui secouant les mains

... Vivat ! ...

cyrano

... Baron ! ...

cadet3

... Que je t'embrasse !

cyrano

Baron ! ...

cadets

... Embrassons-le ! ...

cyrano, ne sachant auquel répondre

... Baron ! ... baron ! ... de grâce

ragueneau

Vous êtes tous barons, messieurs ? ...

cadets

... Tous ! ...

ragueneau

... Le sont-ils ?

cadet1

On ferait une tour rien qu'avec nos tortils !

le-bret, entrant, et courant à Cyrano

On te cherche ! Une foule en délire conduite
Par ceux qui cette nuit marchèrent à ta suite

cyrano, épouvanté

Tu ne leur as pas dit où je me trouve ? ...

le-bret, se frottant les mains

... Si !

un-bourgeois, entrant suivi d'un groupe

Monsieur, tout le Marais se fait porter ici !

Au dehors la rue s'est remplie de monde. Des chaises à porteurs, des carrosses s'arrêtent.

le-bret, bas, souriant, à Cyrano

Et Roxane ? ...

cyrano, vivement

... Tais-toi ! ...

foule, criant dehors

... Cyrano ! ...

Une cohue se précipite dans la pâtisserie. Bousculade. Acclamations.

ragueneau, debout sur une table

... Ma boutique
Est envahie ! On casse tout ! C'est magnifique !

foule, autour de Cyrano

Mon ami... mon ami ...

cyrano

... Je n'avais pas hier
Tant d'amis ! ...

le-bret, ravi

... Le succès ! ...

petit-marquis, accourant, les mains tendues

... Si tu savais, mon cher

cyrano

Si tu ? ... Tu ? ... Qu'est-ce donc qu'ensemble nous gardâmes ?

petit-marquis2

Je veux vous présenter, Monsieur, à quelques dames
Qui là, dans mon carrosse ...

cyrano, froidement

... Et vous d'abord, à moi,
Qui vous présentera ? ...

le-bret, stupéfait

... Mais qu'as-tu donc ? ...

cyrano

... Tais-toi !

renaudot, avec une écritoire

Puis-je avoir des détails sur ? ...

cyrano

... Non. ...

le-bret, lui poussant le coude

... C'est Théophraste,
Renaudot ! l'inventeur de la gazette. ...

cyrano

... Baste !

le-bret

Cette feuille où l'on fait tant de choses tenir !
On dit que cette idée a beaucoup d'avenir !

poète1, s'avançant

Monsieur ...

cyrano

... Encor ! ...

poète1

... Je veux faire un pentacrostiche
Sur votre nom ...

voix4, s'avançant encore

... Monsieur ...

cyrano

... Assez ! ...

Mouvement. On se range. De Guiche paraît, escorté d'officiers. Cuigy, Brissaille, les officiers qui sont partis avec Cyrano à la fin du premier acte. Cuigy vient vivement à Cyrano.

cuigy, à Cyrano

... Monsieur de Guiche !

Murmure. Tout le monde se range

cuigy

Vient de la part du maréchal de Gassion !

de-guiche, saluant Cyrano

Qui tient à vous mander son admiration
Pour le nouvel exploit dont le bruit vient de courre.

foule

Bravo ! ...

cyrano, s'inclinant

... Le maréchal s'y connaît en bravoure.

de-guiche

Il n'aurait jamais cru le fait si ces messieurs
N'avaient pu lui jurer l'avoir vu. ...

cuigy

... De nos yeux !

le-bret, bas à Cyrano, qui a l'air absent

Mais ...

cyrano

... Tais-toi ! ...

le-bret

... Tu parais souffrir ! ...

cyrano, tressaillant et se redressant vivement

... Devant ce monde ?

Sa moustache se hérisse ; il poitrine

cyrano

Moi souffrir ? ... Tu vas voir ! ...

de-guiche, auquel Cuigy a parlé à l'oreille

... Votre carrière abonde
De beaux exploits, déjà. -- Vous servez chez ces fous
De Gascons, n'est-ce pas ? ...

cyrano

... Aux cadets, oui. ...

cadet4, d'une voix terrible

... Chez nous !

de-guiche, regardant les Gascons, rangés derrière Cyrano

Ah ! ah ! ... Tous ces messieurs à la mine hautaine,
Ce sont donc les fameux ? ...

carbon

... Cyrano ! ...

cyrano

... Capitaine ?

carbon

Puisque ma compagnie est, je crois, au complet,
Veuillez la présenter au comte, s'il vous plaît.

cyrano, faisant deux pas vers De Guiche et montrant les cadets

Ce sont les cadets de Gascogne
De Carbon de Castel-Jaloux !
Bretteurs et menteurs sans vergogne,
Ce sont les cadets de Gascogne !
Parlant blason, lambel, bastogne,
Tous plus nobles que des filous,
Ce sont les cadets de Gascogne
De Carbon de Castel-Jaloux :
Œil d'aigle, jambe de cigogne,
Moustache de chat, dents de loups,
Fendant la canaille qui grogne,
Œil d'aigle, jambe de cigogne,
Ils vont, -- coiffés d'un vieux vigogne
Dont la plume cache les trous ! --
Œil d'aigle, jambe de cigogne,
Moustache de chat, dents de loups !
Perce-Bedaine et Casse-Trogne
Sont leurs sobriquets les plus doux ;
De gloire, leur âme est ivrogne !
Perce-Bedaine et Casse-Trogne,
Dans tous les endroits où l'on cogne
Ils se donnent des rendez-vous
Perce-Bedaine et Casse-Trogne
Sont leurs sobriquets les plus doux !
Voici les cadets de Gascogne
Qui font cocus tous les jaloux !
O femme, adorable carogne,
Voici les cadets de Gascogne !
Que le vieil époux se renfrogne :
Sonnez, clairons ! chantez, coucous !
Voici les cadets de Gascogne
Qui font cocus tous les jaloux !

de-guiche, nonchalamment assis dans un fauteuil que Ragueneau a vite apporté

Un poète est un luxe, aujourd'hui, qu'on se donne.
-- Voulez-vous être à moi ? ...

cyrano

... Non, Monsieur, à personne.

de-guiche

Votre verve amusa mon oncle Richelieu,
Hier. Je veux vous servir auprès de lui. ...

le-bret, ébloui

... Grand Dieu !

de-guiche

Vous avez bien rimé cinq actes, j'imagine ?

le-bret, à l'oreille de Cyrano

Tu vas faire jouer, mon cher, ton Agrippine !

de-guiche

Portez-les-lui. ...

cyrano, tenté et un peu charmé

... Vraiment ? ...

de-guiche

... Il est des plus experts.
Il vous corrigera seulement quelques vers

cyrano, dont le visage s'est immédiatement rembruni

Impossible, Monsieur ; mon sang se coagule
En pensant qu'on y peut changer une virgule.

de-guiche

Mais quand un vers lui plaît, en revanche, mon cher,
Il le paye très cher. ...

cyrano

... Il le paye moins cher
Que moi, lorsque j'ai fait un vers, et que je l'aime,
Je me le paye, en me le chantant à moi-même !

de-guiche

Vous êtes fier. ...

cyrano

... Vraiment, vous l'avez remarqué ?

cadet5, entrant avec, enfilés à son épée, des chapeaux aux plumets miteux, aux coiffes trouées, défoncées

Regarde, Cyrano ! ce matin, sur le quai
Le bizarre gibier à plumes que nous prîmes !
Les feutres des fuyards ! ...

carbon

... Des dépouilles opimes !

cadets, riant

Ah ! Ah ! Ah ! ...

cuigy

... Celui qui posta ces gueux, ma foi,
Doit rager aujourd'hui. ...

brissaille

... Sait-on qui c'est ? ...

de-guiche

... C'est moi.

Les rires s'arrêtent

de-guiche

Je les avais chargés de châtier, -- besogne
Qu'on ne fait pas soi-même, -- un rimailleur ivrogne.

Silence gêné.

cadet5, à mi-voix, à Cyrano, lui montrant les feutres

Que faut-il qu'on en fasse ? Ils sont gras... Un salmis ?

cyrano, prenant l'épée où ils sont enfilés, et les faisant, dans un salut, tous glisser aux pieds de De Guiche

Monsieur, si vous voulez les rendre à vos amis ?

de-guiche, se levant et d'une voix brève

Ma chaise et mes porteurs, tout de suite : je monte.

de-guiche à Cyrano, violemment

Vous, Monsieur ! ...

voix1, dans la rue, criant

... Les porteurs de monseigneur le comte
De Guiche ! ...

de-guiche, qui s'est dominé, avec un sourire

... Avez-vous lu Don Quichot ? ...

cyrano

... Je l'ai lu.
Et me découvre au nom de cet hurluberlu.

de-guiche

Veuillez donc méditer alors ...

porteur, paraissant au fond

... Voici la chaise.

de-guiche

Sur le chapitre des moulins ! ...

cyrano, saluant

... Chapitre treize.

de-guiche

Car, lorsqu'on les attaque, il arrive souvent

cyrano

J'attaque donc des gens qui tournent à tout vent ?

de-guiche

Qu'un moulinet de leurs grands bras chargés de toiles
Vous lance dans la boue ! ...

cyrano

... Ou bien dans les étoiles !

De Guiche sort. On le voit remonter en chaise. Les seigneurs s'éloignent en chuchotant. Le Bret les réaccompagne. La foule sort.

cyrano, saluant d'un air goguenard ceux qui sortent sans oser le saluer

Messieurs... Messieurs... Messieurs ...

le-bret, désolé, redescendant, les bras au ciel

... Ah ! dans quels jolis draps.

cyrano

Oh ! toi ! tu vas grogner ! ...

le-bret

... Enfin, tu conviendras
Qu'assassiner toujours la chance passagère,
Devient exagéré. ...

cyrano

... Hé bien oui, j'exagère !

le-bret, triomphant

Ah ! ...

cyrano

... Mais pour le principe, et pour l'exemple aussi,
Je trouve qu'il est bon d'exagérer ainsi.

le-bret

Si tu laissais un peu ton âme mousquetaire,
La fortune et la gloire ...

cyrano

... Et que faudrait-il faire ?
Chercher un protecteur puissant, prendre un patron,
Et comme un lierre obscur qui circonvient un tronc
Et s'en fait un tuteur en lui léchant l'écorce,
Grimper par ruse au lieu de s'élever par force ?
Non, merci. Dédier, comme tous il le font,
Des vers aux financiers ? se changer en bouffon
Dans l'espoir vil de voir, aux lèvres d'un ministre,
Naître un sourire, enfin, qui ne soit pas sinistre ?
Non, merci. Déjeuner, chaque jour, d'un crapaud ?
Avoir un ventre usé par la marche ? une peau
Qui plus vite, à l'endroit des genoux, devient sale ?
Exécuter des tours de souplesse dorsale ?
Non, merci. D'une main flatter la chèvre au cou
Cependant que, de l'autre, on arrose le chou,
Et, donneur de séné par désir de rhubarbe,
Avoir son encensoir, toujours, dans quelque barbe ?
Non, merci ! Se pousser de giron en giron,
Devenir un petit grand homme dans un rond,
Et naviguer, avec des madrigaux pour rames,
Et dans ses voiles des soupirs de vieilles dames ?
Non, merci ! Chez le bon éditeur de Sercy
Faire éditer ses vers en payant ? Non, merci !
S'aller faire nommer pape par les conciles
Que dans des cabarets tiennent des imbéciles ?
Non, merci ! Travailler à se construire un nom
Sur un sonnet, au lieu d'en faire d'autres ? Non,
Merci ! Ne découvrir du talent qu'aux mazettes ?
Être terrorisé par de vagues gazettes,
Et se dire sans cesse : "Oh, pourvu que je sois
Dans les petits papiers du Mercure François ?"
Non, merci ! Calculer, avoir peur, être blême,
Aimer mieux faire une visite qu'un poème,
Rédiger des placets, se faire présenter ?
Non, merci ! non, merci ! non, merci ! Mais... chanter,
Rêver, rire, passer, être seul, être libre,
Avoir l'œil qui regarde bien, la voix qui vibre,
Mettre, quand il vous plaît, son feutre de travers,
Pour un oui, pour un non, se battre, -- ou faire un vers !
Travailler sans souci de gloire ou de fortune,
À tel voyage, auquel on pense, dans la lune !
N'écrire jamais rien qui de soi ne sortît,
Et modeste d'ailleurs, se dire : mon petit,
Sois satisfait des fleurs, des fruits, même des feuilles,
Si c'est dans ton jardin à toi que tu les cueilles !
Puis, s'il advient d'un peu triompher, par hasard,
Ne pas être obligé d'en rien rendre à César,
Vis-à-vis de soi-même en garder le mérite,
Bref, dédaignant d'être le lierre parasite,
Lors même qu'on n'est pas le chêne ou le tilleul,
Ne pas monter bien haut, peut-être, mais tout seul !

le-bret

Tout seul, soit ! Mais non pas contre tous ! Comment diable
As-tu donc contracté la manie effroyable
De te faire toujours, partout, des ennemis ?

cyrano

À force de vous voir vous faire des amis,
Et rire à ces amis dont vous avez des foules,
D'une bouche empruntée au derrière des poules !
J'aime raréfier sur mes pas les saluts,
Et m'écrie avec joie : un ennemi de plus !

le-bret

Quelle aberration ! ...

cyrano

... Eh bien, oui, c'est mon vice.
Déplaire est mon plaisir. J'aime qu'on me haïsse.
Mon cher, si tu savais comme l'on marche mieux
Sous la pistolétade excitante des yeux !
Comme, sur les pourpoints, font d'amusantes taches
Le fiel des envieux et la bave des lâches !
-- Vous, la molle amitié dont vous vous entourez,
Ressemble à ces grands cols d'Italie, ajourés
Et flottants, dans lesquels votre cou s'effémine :
On y est plus à l'aise... et de moins haute mine,
Car le front n'ayant pas de maintien ni de loi,
S'abandonne à pencher dans tous les sens. Mais moi,
La Haine, chaque jour, me tuyaute et m'apprête
La fraise dont l'empois force à lever la tête ;
Chaque ennemi de plus est un nouveau godron
Qui m'ajoute une gêne, et m'ajoute un rayon :
Car, pareille en tous points à la fraise espagnole,
La Haine est un carcan, mais c'est une auréole !

le-bret, après un silence, passant son bras sous le sien

Fais tout haut l'orgueilleux et l'amer, mais, tout bas
Dis-moi tout simplement qu'elle ne t'aime pas !

cyrano, vivement

Tais-toi ! ...

Depuis un moment, Christian est entré, s'est mêlé aux cadets ; ceux-ci ne lui adressent pas la parole ; il a fini par s'asseoir seul à une petite table, où Lise le sert.

cadet6, assis à une table du fond, le verre en main

... Hé ! Cyrano ! ...

cyrano, se retourne

cadet6

... Le récit ? ...

cyrano

... Tout à l'heure !

cyrano remonte au bras de Le Bret

Ils causent bas.

cadet6, se levant, et descendant

Le récit du combat ! Ce sera la meilleure
Leçon ...

cadet6 s'arrête devant la table où est Christian

... pour ce timide apprentif ! ...

christian, levant la tête

... Apprentif ?

cadet7

Oui, septentrional maladif ! ...

christian

... Maladif ?

cadet6, goguenard

Monsieur de Neuvillette, apprenez quelque chose :
C'est qu'il est un objet, chez nous, dont on ne cause
Pas plus que de cordon dans l'hôtel d'un pendu !

christian

Qu'est-ce ? ...

cadet7, d'une voix terrible

... Regardez-moi ! ...

cadet7 pose trois fois, mystérieusement, son doigt sur son nez

... M'avez-vous entendu ?

christian

Ah ! c'est le ...

cadet8

... Chut ! ... jamais ce mot ne se profère !

cadet8 montre Cyrano qui cause au fond avec Le Bret

Ou c'est à lui, là-bas, que l'on aurait affaire !

cadet8 qui, pendant qu'il était tourné vers les premiers, est venu sans bruit s'asseoir sur la table, dans son dos

Deux nasillards par lui furent exterminés
Parce qu'il lui déplut qu'ils parlassent du nez !

cadet8 d'une voix caverneuse, -- surgissant de sous la table où il s'est glissé à quatre pattes

On ne peut faire, sans défuncter avant l'âge,
La moindre allusion au fatal cartilage !

cadet8 lui posant la main sur l'épaule

Un mot suffit ! Que dis-je, un mot ? Un geste, un seul !
Et tirer son mouchoir, c'est tirer son linceul !

Silence. Tous autour de lui, les bras croisés, le regardent. Il se lève et va à Carbon de Castel-Jaloux qui, causant avec un officier, a l'air de ne rien voir.

christian

Capitaine ! ...

carbon, se retournant et le toisant

... Monsieur ? ...

christian

... Que fait-on quand on trouve
Des Méridionaux trop vantards ? ...

carbon

... On leur prouve
Qu'on peut être du Nord, et courageux. ...

carbon lui tourne le dos

christian

... Merci.

cadet6, à Cyrano

Maintenant, ton récit ! ...

cadets

... Son récit ! ...

cyrano, redescendant vers eux

... Mon récit ?

Tous rapprochent leurs escabeaux, se groupent autour de lui, tendent le col. Christian s'est mis à cheval sur une chaise

cyrano

Eh bien ! donc je marchais tout seul, à leur rencontre.
La lune, dans le ciel, luisait comme une montre,
Quand soudain, je ne sais quel soigneux horloger
S'étant mis à passer un coton nuager
Sur le boîtier d'argent de cette montre ronde,
Il se fit une nuit la plus noire du monde,
Et les quais n'étant pas du tout illuminés,
Mordious ! on n'y voyait pas plus loin ...

christian

... Que son nez.

Silence. Tous le monde se lève lentement. On regarde Cyrano avec terreur. Celui-ci s'est interrompu, stupéfait. Attente.

cyrano

Qu'est-ce que c'est que cet homme-là ? ...

cadet8, à mi-voix

... C'est un homme
Arrivé ce matin. ...

cyrano, faisant un pas vers Christian

... Ce matin ? ...

carbon, à mi-voix

... Il se nomme
Le baron de Neuvil ...

cyrano, vivement, s'arrêtant

... Ah ! C'est bien ...

cyrano pâlit, rougit, a encore un mouvement pour se jeter sur Christian

... Je ...

Puis, il se domine, et dit d'une voix sourde

cyrano

... Très bien

cyrano reprend

Je disais donc ...

cyrano avec un éclat de rage dans la voix

... Mordious ! ...

cyrano continue d'un ton naturel

... que l'on n'y voyait rien.

Stupeur. On se rassied en se regardant

cyrano

Et je marchais, songeant que pour un gueux fort mince
J'allais mécontenter quelque grand, quelque prince,
Qui m'aurait sûrement ...

christian

... Dans le nez ! ...

Tout le monde se lève.

christian, se balance sur sa chaise

cyrano, d'une voix étranglée

... Une dent, --
Qui m'aurait une dent... et qu'en somme, imprudent,
J'allais fourrer ...

christian

... Le nez ...

cyrano

... Le doigt... entre l'écorce
Et l'arbre, car ce grand pouvait être de force
À me faire donner ...

christian

... Sur le nez ...

cyrano, essuyant la sueur à son front

... Sur les doigts.
-- Mais j'ajoutai : Marche, Gascon, fais ce que dois !
Va, Cyrano ! Et ce disant, je me hasarde,
Quand, dans l'ombre, quelqu'un me porte ...

christian

... Une nasarde.

cyrano

Je la pare, et soudain me trouve ...

christian

... Nez à nez

cyrano, bondissant vers lui

Ventre-Saint-Gris ! ...

Tous les Gascons se précipitent pour voir, arrivé sur Christian, il se maîtrise et continue :

cyrano

... avec cent braillards avinés
Qui puaient ...

christian

... À plein nez ...

cyrano, blême et souriant

... L'oignon et la litharge !
Je bondis, front baissé ...

christian

... Nez au vent ! ...

cyrano

... et je charge !
J'en estomaque deux ! J'en empale un tout vif !
Quelqu'un m'ajuste : Paf ! et je riposte ...

christian

... Pif !

cyrano, éclatant

Tonnerre ! Sortez tous ! ...

Tous les cadets se précipitent vers les portes.

cadet8

... C'est le réveil du tigre !

cyrano

Tous ! Et laissez-moi seul avec cet homme ! ...

cadet1

... Bigre !
On va le retrouver en hachis ! ...

ragueneau

... En hachis ?

cadet2

Dans un de vos pâtés ! ...

ragueneau

... Je sens que je blanchis,
Et que je m'amollis comme une serviette !

carbon

Sortons ! ...

cadet3

... Il n'en va pas laisser une miette !

cadet3

Ce qui va se passer ici, j'en meurs d'effroi !

cadet3, refermant la porte de droite

cadet3

Quelque chose d'épouvantable ! ...

Ils sont tous sortis, -- soit par le fond, soit par les

côtés, -- quelques-uns ont disparu par l'escalier. Cyrano et Christian restent face à face, et se regardent un moment.

cyrano

... Embrasse-moi !

christian

Monsieur ...

cyrano

... Brave. ...

christian

... Ah ça ! mais ! ...

cyrano

... Très brave. Je préfère.

christian

Me direz-vous ? ...

cyrano

... Embrasse-moi. Je suis son frère.

christian

De qui ? ...

cyrano

... Mais d'elle ! ...

christian

... Hein ? ...

cyrano

... Mais de Roxane ! ...

christian, courant à lui

... Ciel !
Vous, son frère ? ...

cyrano

... Ou tout comme : un cousin fraternel.

christian

Elle vous a ? ...

cyrano

... Tout dit ! ...

christian

... M'aime-t-elle ? ...

cyrano

... Peut-être !

christian, lui prenant les mains

Comme je suis heureux, Monsieur, de vous connaître !

cyrano

Voilà ce qui s'appelle un sentiment soudain.

christian

Pardonnez-moi ...

cyrano, le regardant, et lui mettant la main sur l'épaule

... C'est vrai qu'il est beau, le gredin !

christian

Si vous saviez, Monsieur, comme je vous admire !

cyrano

Mais tous ces nez que vous m'avez ...

christian

... Je les retire !

cyrano

Roxane attend ce soir une lettre ...

christian

... Hélas ! ...

cyrano

... Quoi ?

christian

C'est me perdre que de cesser de rester coi !

cyrano

Comment ? ...

christian

... Las ! je suis sot à m'en tuer de honte !

cyrano

Mais non, tu ne l'es pas, puisque tu t'en rends compte.
D'ailleurs, tu ne m'as pas attaqué comme un sot.

christian

Bah ! on trouve des mots quand on monte à l'assaut !
Oui, j'ai certain esprit facile et militaire,
Mais je ne sais, devant les femmes, que me taire.
Oh ! leurs yeux, quand je passe, ont pour moi des bontés

cyrano

Leurs cœurs n'en ont-ils plus quand vous vous arrêtez ?

christian

Non ! car je suis de ceux, -- je le sais... et je tremble ! --
Qui ne savent parler d'amour. ...

cyrano

... Tiens ! ... Il me semble
Que si l'on eût pris soin de me mieux modeler,
J'aurais été de ceux qui savent en parler.

christian

Oh ! pouvoir exprimer les choses avec grâce !

cyrano

Être un joli petit mousquetaire qui passe !

christian

Roxane est précieuse et sûrement je vais
Désillusionner Roxane ! ...

cyrano, regardant Christian

... Si j'avais
Pour exprimer mon âme un pareil interprète !

christian, avec désespoir

Il me faudrait de l'éloquence ! ...

cyrano, brusquement

... Je t'en prête !
Toi, du charme physique et vainqueur, prête-m'en :
Et faisons à nous deux un héros de roman !

christian

Quoi ? ...

cyrano

... Te sens-tu de force à répéter les choses
Que chaque jour je t'apprendrai ? ...

christian

... Tu me proposes ?

cyrano

Roxane n'aura pas de désillusions !
Dis, veux-tu qu'à nous deux nous la séduisions ?
Veux-tu sentir passer, de mon pourpoint de buffle
Dans ton pourpoint brodé, l'âme que je t'insuffle !

christian

Mais, Cyrano ! ...

cyrano

... Christian, veux-tu ? ...

christian

... Tu me fais peur !

cyrano

Puisque tu crains, tout seul, de refroidir son cœur,
Veux-tu que nous fassions -- et bientôt tu l'embrases ! --
Collaborer un peu tes lèvres et mes phrases ?

christian

Tes yeux brillent ! ...

cyrano

... Veux-tu ? ...

christian

... Quoi ! cela te ferait
Tant de plaisir ? ...

cyrano, avec enivrement

... Cela ...

cyrano se reprenant, et en artiste

... Cela m'amuserait !
C'est une expérience à tenter un poète.
Veux-tu me compléter et que je te complète ?
Tu marcheras, j'irai dans l'ombre à ton côté :
Je serai ton esprit, tu seras ma beauté.

christian

Mais la lettre qu'il faut, au plus tôt, lui remettre !
Je ne pourrai jamais ...

cyrano, sortant de son pourpoint la lettre qu'il a écrite

... Tiens, la voilà, ta lettre !

christian

Comment ? ...

cyrano

... Hormis l'adresse, il n'y manque plus rien.

christian

Je ...

cyrano

... Tu peux l'envoyer. Sois tranquille. Elle est bien.

christian

Vous aviez ? ...

cyrano

... Nous avons toujours, nous, dans nos poches,
Des épîtres à des Chloris... de nos caboches,
Car nous sommes ceux-là qui pour amante n'ont
Que du rêve soufflé dans la bulle d'un nom !
Prends, et tu changeras en vérités ces feintes ;
Je lançais au hasard ces aveux et ces plaintes :
Tu verras se poser tous ces oiseaux errants.
Tu verras que je fus dans cette lettre -- prends ! --
D'autant plus éloquent que j'étais moins sincère !
-- Prends donc, et finissons ! ...

christian

... N'est-il pas nécessaire
De changer quelques mots ? Écrite en divaguant,
Ira-t-elle à Roxane ? ...

cyrano

... Elle ira comme un gant !

christian

Mais ...

cyrano

... La crédulité de l'amour-propre est telle,
Que Roxane croira que c'est écrit pour elle !

christian

Ah ! mon ami ! ...

christian se jette dans les bras de Cyrano

Ils restent embrassés.

cadet2, entr'ouvrant la porte

... Plus rien... Un silence de mort
Je n'ose regarder ...

cadet2 passe la tête

... Hein ? ...

cadets, entrant et voyant Cyrano et Christian qui s'embrassent

... Ah ! ... Oh ! ...

cadet3

... C'est trop fort !

Consternation.

mousquetaire, goguenard

Ouais ? ...

carbon

... Notre démon est doux comme un apôtre !
Quand sur une narine on le frappe, -- il tend l'autre !

mousquetaire

On peut donc lui parler de son nez, maintenant ?

mousquetaire appelant Lise, d'un air triomphant

-- Eh ! Lise ! Tu vas voir ! ...

mousquetaire humant l'air avec affectation

... Oh ! ... oh ! ... c'est surprenant !
Quelle odeur ! ...

mousquetaire allant à Cyrano, dont il regarde le nez avec impertinence

... Mais monsieur doit l'avoir reniflée ?
Qu'est-ce que cela sent ici ? ...

cyrano, le souffletant

... La giroflée !

Joie. Les cadets ont retrouvé Cyrano : ils font des culbutes. Rideau.

Acte III.

Le Baiser de Roxane.

Une petite place dans l'ancien Marais. Vieille maisons. Perspectives de ruelles. À droite, la maison de Roxane et le mur de son jardin que débordent de larges feuillages. Au-dessus de la porte, fenêtre et balcon. Un banc devant le seuil.

Du lierre grimpe au mur, du jasmin enguirlande le balcon, frissonne et retombe.

Par le banc et les pierres en saillie du mur, on peut facilement grimper au balcon.

En face, une ancienne maison de même style, brique et pierre, avec une porte d'entrée. Le heurtoir de cette porte est emmailloté de linge comme un pouce malade.

Au lever du rideau, la duègne est assise sur le banc. La fenêtre est grande ouverte sur le balcon de Roxane.

Près de la duègne se tient debout Ragueneau, vêtu d'une sorte de livrée : il termine un récit, en s'essuyant les yeux.

ragueneau

Et puis, elle est partie avec un mousquetaire !
Seul, ruiné, je me pends. J'avais quitté la terre.
Monsieur de Bergerac entre, et, me dépendant,
Me vient à sa cousine offrir comme intendant.

duègne

Mais comment expliquer cette ruine où vous êtes ?

ragueneau

Lise aimait les guerriers, et j'aimais les poètes !
Mars mangeait les gâteaux qui laissait Apollon :
-- Alors, vous comprenez, cela ne fut pas long !

duègne, se levant et appelant vers la fenêtre ouverte

Roxane, êtes-vous prête ? ... On nous attend ! ...

roxane, par la fenêtre

... Je passe
Une mante ! ...

duègne, à Ragueneau, lui montrant la porte d'en face

... C'est là qu'on nous attend, en face.
Chez Clomire. Elle tient bureau, dans son réduit.
On y lit un discours sur le Tendre, aujourd'hui.

ragueneau

Sur le Tendre ? ...

duègne, minaudant

... Mais oui ! ...

duègne criant vers la fenêtre

... Roxane, il faut descendre,
Ou nous allons manquer le discours sur le Tendre !

roxane

Je viens ! ...

On entend un bruit d'instruments à cordes qui se rapproche. chantant dans la coulisse

cyrano

... La ! la ! la ! la ! ...

duègne, surprise

... On nous joue un morceau ?

cyrano, suivi de deux pages porteurs de théorbes

cyrano

Je vous dis que la croche est triple, triple sot !

page1, ironique

Vous savez donc, Monsieur, si les croches sont triples ?

cyrano

Je suis musicien, comme tous les disciples
De Gassendi ! ...

page1, jouant et chantant

... La ! la ! ...

cyrano, lui arrachant le théorbe et continuant la phrase musicale

... Je peux continuer !
La ! la ! la ! la ! ...

roxane, paraissant sur le balcon

... C'est vous ? ...

cyrano, chantant sur l'air qu'il continue

... Moi qui viens saluer
Vos lys, et présenter mes respects à vos roses !

roxane

Je descends ! ...

roxane quitte le balcon

duègne, montrant les pages

... Qu'est-ce donc que ces deux virtuoses ?

cyrano

C'est un pari que j'ai gagné sur d'Assoucy.
Nous discutions un point de grammaire. -- Non ! -- Si ! --
Quand soudain me montrant ces deux grands escogriffes
Habiles à gratter les cordes de leurs griffes,
Et dont il fait toujours son escorte, il me dit :
"Je te parie un jour de musique !" Il perdit.
Jusqu'à ce que Phœbus recommence son orbe,
J'ai donc sur mes talons ces joueurs de théorbe,
De tout ce que je fais harmonieux témoins !
Ce fut d'abord charmant, et ce l'est déjà moins.

cyrano aux musiciens

Hep ! ... Allez de ma part jouer une pavane
À Montfleury ! ...

Les pages remontent pour sortir.

cyrano, à la duègne

... Je viens demander à Roxane
Ainsi que chaque soir ...

cyrano aux pages qui sortent

... Jouez longtemps, -- et faux !

cyrano, à la duègne

Si l'ami de son âme est toujours sans défauts ?

roxane, sortant de la maison

Ah ! qu'il est beau, qu'il a d'esprit, et que je l'aime !

cyrano, souriant

Christian a tant d'esprit ? ...

roxane

... Mon cher, plus que vous-même !

cyrano

J'y consens. ...

roxane

... Il ne peut exister à mon goût
Plus fin diseur de ces jolis riens qui sont tout.
Parfois il est distrait, ses Muses sont absentes ;
Puis, tout à coup, il dit des choses ravissantes !

cyrano, incrédule

Non ? ...

roxane

... C'est trop fort ! Voilà comme les hommes sont :
Il n'aura pas d'esprit puisqu'il est beau garçon !

cyrano

Il sait parler du cœur d'une façon experte ?

roxane

Mais il n'en parle pas, Monsieur, il en disserte !

cyrano

Il écrit ? ...

roxane

... Mieux encor ! Écoutez donc un peu :

roxane déclamant

Plus tu me prends de cœur, plus j'en ai ! ...

roxane triomphante, à Cyrano

... Hé ! bien ? ...

cyrano

... Peuh !

roxane

Et ceci : Pour souffrir, puisqu'il m'en faut un autre,
Si vous gardez mon cœur, envoyez-moi le vôtre !

cyrano

Tantôt il en a trop et tantôt pas assez.
Qu'est-ce au juste qu'il veut, de cœur ? ...

roxane, frappant du pied

... Vous m'agacez !
C'est la jalousie ...

cyrano, tressaillant

... Hein ! ...

roxane

... d'auteur qui vous dévore !
-- Et ceci, n'est-il pas du dernier tendre encore ?
Croyez que devers vous mon cœur ne fait qu'un cri,
Et que si les baisers s'envoyaient par écrit,
Madame, vous liriez ma lettre avec les lèvres !

cyrano, souriant malgré lui de satisfaction

Ha ! ha ! ces lignes-là sont... hé ! hé ! ...

cyrano se reprenant et avec dédain

... mais bien mièvres !

roxane

Et ceci ...

cyrano, ravi

... Vous savez donc ses lettres par cœur ?

roxane

Toutes ! ...

cyrano, frisant sa moustache

... Il n'y a pas à dire : c'est flatteur !

roxane

C'est un maître ! ...

cyrano, modeste

... Oh ! ... un maître ! ...

roxane, péremptoire

... Un maître ! ...

cyrano, saluant

... Soit ! ... un maître !

duègne, qui était remontée, redescendant vivement

Monsieur de Guiche ! ...

duègne à Cyrano, le poussant vers la maison

... Entrez ! ... car il vaut mieux, peut-être,
Qu'il ne vous trouve pas ici ; cela pourrait
Le mettre sur la piste ...

roxane, à Cyrano

... Oui, de mon cher secret !
Il m'aime, il est puissant, il ne faut pas qu'il sache !
Il peut dans mes amours donner un coup de hache !

cyrano, entrant dans la maison

Bien ! bien ! bien ! ...

De Guiche paraît.

roxane, à De Guiche, lui faisant une révérence

... Je sortais. ...

de-guiche

... Je viens prendre congé.

roxane

Vous partez ? ...

de-guiche

... Pour la guerre. ...

roxane

... Ah ! ...

de-guiche

... Ce soir même. ...

roxane

... Ah ! ...

de-guiche

... J'ai
Des ordres. On assiège Arras. ...

roxane

... Ah... on assiège ?

de-guiche

Oui... Mon départ a l'air de vous laisser de neige.

roxane, poliment

Oh ! ...

de-guiche

... Moi, je suis navré. Vous reverrai-je ? ... Quand ?
-- Vous savez que je suis nommé mestre de camp ?

roxane, indifférente

Bravo. ...

de-guiche

... Du régiment des gardes. ...

roxane, saisie

... Ah ? des gardes ?

de-guiche

Où sert votre cousin, l'homme aux phrases vantardes.
Je saurai me venger de lui, là-bas. ...

roxane, suffoquée

... Comment !
Les gardes vont là-bas ? ...

de-guiche, riant

... Tiens ! c'est mon régiment !

roxane, tombant assise sur le banc, -- à part

Christian ! ...

de-guiche

... Qu'avez-vous ? ...

roxane, toute émue

... Ce... départ... me désespère !
Quand on tient à quelqu'un, le savoir à la guerre !

de-guiche, surpris et charmé

Pour la première fois me dire un mot si doux,
Le jour de mon départ ! ...

roxane, changeant de ton et s'éventant

... Alors, -- vous allez vous
Venger de mon cousin ? ...

de-guiche, souriant

... On est pour lui ? ...

roxane

... Non, -- contre !

de-guiche

Vous le voyez ? ...

roxane

... Très peu. ...

de-guiche

... Partout on le rencontre
Avec un des cadets ...

de-guiche cherche le nom

... ce Neu... villen... viller

roxane

Un grand ? ...

de-guiche

... Blond. ...

roxane

... Roux. ...

de-guiche

... Beau ! ...

roxane

... Peuh ! ...

de-guiche

... Mais bête. ...

roxane

... Il en a l'air !

roxane changeant de ton

Votre vengeance envers Cyrano ? -- c'est peut-être
De l'exposer au feu, qu'il adore ? ... Elle est piètre !
Je sais bien, moi, ce qui lui serait sanglant ! ...

de-guiche

... C'est ?

roxane

Mais, si le régiment, en partant, le laissait
Avec ses chers cadets, pendant toute la guerre,
À Paris, bras croisés ! ... C'est la seule manière,
Un homme comme lui, de le faire enrager :
Vous voulez le punir ? privez-le de danger.

de-guiche

Une femme ! une femme ! il n'y a qu'une femme
Pour inventer ce tour ! ...

roxane

... Il se rongera l'âme,
Et ses amis les poings, de n'être pas au feu :
Et vous serez vengé ! ...

de-guiche, se rapprochant

... Vous m'aimez donc un peu ?

roxane, sourit

de-guiche

Je veux voir dans ce fait d'épouser ma rancune
Une preuve d'amour, Roxane ! ...

roxane

... C'en est une.

de-guiche, montrant plusieurs plis cachetés

J'ai les ordres sur moi qui vont être transmis
À chaque compagnie, à l'instant mêm', hormis

de-guiche en détache un

Celui-ci ! C'est celui des cadets. ...

de-guiche le met dans sa poche

... Je le garde.

de-guiche riant

Ah ! ah ! ah ! Cyrano ! ... Son humeur bataillarde !
-- Vous jouez donc des tours aux gens, vous ? ...

roxane, le regardant

... Quelquefois.

de-guiche, tout près d'elle

Vous m'affolez ! Ce soir -- écoutez -- oui, je dois
Être parti. Mais fuir quand je vous sens émue !
Écoutez. Il y a, près d'ici, dans la rue
D'Orléans, un couvent fondé par le syndic
Des capucins, le Père Athanase. Un laïc
N'y peut entrer. Mais les bons Pères, je m'en charge !
Il peuvent me cacher dans leur manche : elle est large.
-- Ce sont les capucins qui servent Richelieu
Chez lui ; redoutant l'oncle, ils craignent le neveu.
-- On me croira parti. Je viendrai sous le masque.
Laissez-moi retarder d'un jour, chère fantasque !

roxane, vivement

Mais si cela s'apprend, votre gloire ...

de-guiche

... Bah ! ...

roxane

... Mais
Le siège, Arras ...

de-guiche

... Tant pis ! Permettez ! ...

roxane

... Non ! ...

de-guiche

... Permets !

roxane, tendrement

Je dois vous le défendre ! ...

de-guiche

... Ah ! ...

roxane

... Partez ! ...

roxane à part

... Christian reste.

roxane haut

Je vous veux héroïque, -- Antoine ! ...

de-guiche

... Mot céleste !
Vous aimez donc celui ? ...

roxane

... Pour lequel j'ai frémi.

de-guiche, transporté de joie

Ah ! je pars ! ...

de-guiche lui baise la main

... Êtes-vous contente ? ...

roxane

... Oui, mon ami !

de-guiche, sort

duègne, lui faisant dans le dos une révérence comique

Oui, mon ami ! ...

roxane, à la duègne

... Taisons ce que je viens de faire :
Cyrano m'en voudrait de lui voler sa guerre !

roxane appelle vers la maison

Cousin ! ...

roxane

... Nous allons chez Clomire. ...

roxane désigne la porte d'en face

... Alcandre y doit
Parler, et Lysimon ! ...

duègne, mettant son petit doigt dans son oreille

... Oui ! mais mon petit doigt
Dit qu'on va les manquer ! ...

cyrano, à Roxane

... Ne manquez pas ces singes.

Ils sont arrivés devant la porte de Clomire.

duègne, avec ravissement

Oh, voyez ! le heurtoir est entouré de linges !

duègne au heurtoir

On vous a bâillonné pour que votre métal
Ne troublât pas les beaux discours, -- petit brutal !

duègne le soulève avec des soins infinis et frappe doucement

roxane, voyant qu'on ouvre

Entrons ! ...

roxane du seuil, à Cyrano

... Si Christian vient, comme je le présume,
Qu'il m'attende ! ...

cyrano, vivement, comme elle va disparaître

... Ah ! ...

roxane, se retourne

cyrano

... Sur quoi, selon votre coutume,
Comptez-vous aujourd'hui l'interroger ! ...

roxane

... Sur ...

cyrano, vivement

... Sur ?

roxane

Mais vous serez muet, là-dessus ! ...

cyrano

... Comme un mur.

roxane

Sur rien ! ... Je vais lui dire : Allez ! Partez sans bride !
Improvisez. Parlez d'amour. Soyez splendide !

cyrano, souriant

Bon. ...

roxane

... Chut ! ...

cyrano

... Chut ! ...

roxane

... Pas un mot ! ...

roxane rentre et referme la porte

cyrano, la saluant, la porte une fois fermée

... En vous remerciant.

La porte se rouvre et Roxane passe la tête.

roxane

Il se préparerait ! ...

cyrano

... Diable, non ! ...

cyrano avec Roxane

... Chut ! ...

La porte se ferme.

cyrano, appelant

... Christian !

cyrano

Je sais tout ce qu'il faut. Prépare ta mémoire.
Voici l'occasion de se couvrir de gloire.
Ne perdons pas de temps. Ne prends pas l'air grognon.
Vite, rentrons chez toi, je vais t'apprendre ...

christian

... Non !

cyrano

Hein ? ...

christian

... Non ! J'attends Roxane ici. ...

cyrano

... De quel vertige
Es-tu frappé ? Viens vite apprendre ...

christian

... Non, te dis-je !
Je suis las d'emprunter mes lettres, mes discours,
Et de jouer ce rôle, et de trembler toujours !
C'était bon au début ! Mais je sens qu'elle m'aime !
Merci. Je n'ai plus peur. Je vais parler moi-même.

cyrano

Ouais ! ...

christian

... Et qui te dit que je ne saurais pas ?
Je ne suis pas si bête à la fin ! Tu verras !
Mais, mon cher, tes leçons m'ont été profitables.
Je saurai parler seul ! Et, de par tous les diables,
Je saurai bien toujours la prendre dans mes bras !

christian apercevant Roxane, qui ressort de chez Clomire

-- C'est elle ! Cyrano, non, ne me quitte pas !

cyrano, le saluant

Parlez tout seul, Monsieur. ...

cyrano disparaît derrière le mur du jardin

roxane, sortant de la maison de Clomire avec une compagnie qu'elle quitte : révérences et saluts

... Barthénoïde ! -- Alcandre !
-- Grémione ! ...

duègne, désespérée

... On a manqué le discours sur le Tendre !

duègne rentre chez Roxane

roxane, saluant encore

Urimédonte ! ... Adieu ! ...

Tous saluent Roxane, se resaluent entre eux, se séparent et s'éloignent par différentes rues. Roxane voit Christian

roxane

... C'est vous ! ...

roxane va à lui

... Le soir descend.
Attendez. Ils sont loin. L'air est doux. Nul passant.
Asseyons-nous. Parlez. J'écoute. ...

christian, s'assied près d'elle, sur le banc

Un silence.

christian

... Je vous aime.

roxane, fermant les yeux

Oui, parlez-moi d'amour. ...

christian

... Je t'aime. ...

roxane

... C'est le thème.
Brodez, brodez. ...

christian

... Je vous ...

roxane

... Brodez ! ...

christian

... Je t'aime tant.

roxane

Sans doute ! Et puis ? ...

christian

... Et puis... je serais si content
Si vous m'aimiez ! -- Dis-moi, Roxane, que tu m'aimes !

roxane, avec une moue

Vous m'offrez du brouet quand j'espérais des crèmes !
Dites un peu comment vous m'aimez ? ...

christian

... Mais... beaucoup.

roxane

Oh ! ... Délabyrinthez vos sentiments ! ...

christian, qui s'est rapproché et dévore des yeux la nuque blonde

... Ton cou !
Je voudrais l'embrasser ! ...

roxane

... Christian ! ...

christian

... Je t'aime ! ...

roxane, voulant se lever

... Encore !

christian, vivement, la retenant

Non ! je ne t'aime pas ! ...

roxane, se rasseyant

... C'est heureux ! ...

christian

... Je t'adore !

roxane, se levant et s'éloignant

Oh ! ...

christian

... Oui... je deviens sot ! ...

roxane, sèchement

... Et cela me déplaît !
Comme il me déplairait que vous devinssiez laid.

christian

Mais ...

roxane

... Allez rassembler votre éloquence en fuite !

christian

Je ...

roxane

... Vous m'aimez, je sais. Adieu. ...

roxane va vers la maison

christian

... Pas tout de suite !
Je vous dirai ...

roxane, poussant la porte pour rentrer

... Que vous m'adorez... oui, je sais.
Non ! Non ! Allez-vous-en ! ...

christian

... Mais je ...

christian lui ferme la porte au nez

cyrano, qui depuis un moment est rentré sans être vu

... C'est un succès.

christian

Au secours ! ...

cyrano

... Non monsieur. ...

christian

... Je meurs si je ne rentre
En grâce, à l'instant même ...

cyrano

... Et comment puis-je, diantre !
Vous faire à l'instant même, apprendre ? ...

christian, lui saisissant le bras

... Oh ! là, tiens, vois !

La fenêtre du balcon s'est éclairée

cyrano, ému

Sa fenêtre ! ...

christian, criant

... Je vais mourir ! ...

cyrano

... Baissez la voix !

christian, tout bas

Mourir ! ...

cyrano

... La nuit est noire ...

christian

... Eh ! bien ? ...

cyrano

... C'est réparable.
Vous ne méritez pas... Mets-toi là, misérable !
Là, devant le balcon ! Je me mettrai dessous
Et je te soufflerai tes mots. ...

christian

... Mais ...

cyrano

... Taisez-vous !

page1, reparaissant au fond, à Cyrano

Hep ! ...

cyrano

... Chut ! ...

cyrano leur fait signe de parler bas

page1, à mi-voix

... Nous venons de donner la sérénade
À Montfleury ! ...

cyrano, bas, vite

... Allez-vous mettre en embuscade
L'un à ce coin de rue, et l'autre à celui-ci ;
Et si quelque passant gênant vient par ici,
Jouez un air ! ...

page2

... Quel air, monsieur le gassendiste ?

cyrano

Joyeux pour une femme, et pour un homme, triste !

Les pages disparaissent, un à chaque coin de rue.

cyrano, à Christian

Appelle-la ! ...

christian

... Roxane ! ...

cyrano, ramassant des cailloux qu'il jette dans les vitres

... Attends ! Quelques cailloux.

roxane, entr'ouvrant sa fenêtre

Qui donc m'appelle ? ...

christian

... Moi. ...

roxane

... Qui, moi ? ...

christian

... Christian. ...

roxane, avec dédain

... C'est vous ?

christian

Je voudrais vous parler. ...

cyrano, sous le balcon, à Christian

... Bien. Bien. Presque à voix basse.

roxane

Non ! Vous parlez trop mal. Allez-vous-en ! ...

christian

... De grâce !

roxane

Non ! Vous ne m'aimez plus ! ...

christian, à qui Cyrano souffle ses mots

... M'accuser, -- justes dieux ! --
De n'aimer plus... quand... j'aime plus ! ...

roxane, qui allait refermer sa fenêtre, s'arrêtant

... Tiens ! mais c'est mieux !

christian, même jeu

L'amour grandit bercé dans mon âme inquiète
Que ce... cruel marmot prit pour... barcelonnette !

roxane, s'avançant sur le balcon

C'est mieux ! -- Mais, puisqu'il est cruel, vous fûtes sot
De ne pas, cet amour, l'étouffer au berceau !

christian, même jeu

Aussi l'ai-je tenté, mais... tentative nulle :
Ce nouveau-né, Madame, est un petit Hercule.

roxane

C'est mieux ! ...

christian, même jeu

... De sorte qu'il... strangula comme rien
Les deux serpents... Orgueil et... Doute. ...

roxane, s'accoudant au balcon

... Ah ! c'est très bien.
-- Mais pourquoi parlez-vous de façon peu hâtive ?
Auriez-vous donc la goutte à l'imaginative ?

cyrano, tirant Christian sous le balcon, et se glissant à sa place

Chut ! Cela devient trop difficile ! ...

roxane

... Aujourd'hui
Vos mots sont hésitants. Pourquoi ? ...

cyrano, parlant à mi-voix, comme Christian

... C'est qu'il fait nuit,
Dans cette ombre, à tâtons, ils cherchent votre oreille.

roxane

Les miens n'éprouvent pas difficulté pareille.

cyrano

Ils trouvent tout de suite ? Oh ! cela va de soi,
Puisque c'est dans mon cœur, eux, que je les reçois ;
Or, moi, j'ai le cœur grand, vous, l'oreille petite.
D'ailleurs vos mots à vous, descendent : ils vont vite.
Les miens montent, Madame : il leur faut plus de temps !

roxane

Mais ils montent bien mieux depuis quelques instants.

cyrano

De cette gymnastique, ils ont pris l'habitude !

roxane

Je vous parle, en effet, d'une vraie altitude !

cyrano

Certe, et vous me tueriez si de cette hauteur
Vous me laissiez tomber un mot dur sur le cœur !

roxane, avec un mouvement

Je descends. ...

cyrano, vivement

... Non ! ...

roxane, lui montrant le banc qui est sous le balcon

... Grimpez sur le banc, alors, vite !

cyrano, reculant avec effroi dans la nuit

Non ! ...

roxane

... Comment... non ? ...

cyrano, que l'émotion gagne de plus en plus

... Laissez un peu que l'on profite
De cette occasion qui s'offre... de pouvoir
Se parler doucement, sans se voir. ...

roxane

... Sans se voir ?

cyrano

Mais oui, c'est adorable. On se devine à peine.
Vous voyez la noirceur d'un long manteau qui traîne,
J'aperçois la blancheur d'une robe d'été :
Moi je ne suis qu'une ombre, et vous qu'une clarté !
Vous ignorez pour moi ce que sont ces minutes !
Si quelquefois je fus éloquent ...

roxane

... Vous le fûtes !

cyrano

Mon langage jamais jusqu'ici n'est sorti
De mon vrai cœur ...

roxane

... Pourquoi ? ...

cyrano

... Parce que... jusqu'ici
Je parlais à travers ...

roxane

... Quoi ? ...

cyrano

... le vertige où tremble
Quiconque est sous vos yeux ! ... Mais, ce soir, il me semble
Que je vais vous parler pour la première fois !

roxane

C'est vrai que vous avez une tout autre voix.

cyrano, se rapprochant avec fièvre

Oui, tout autre, car dans la nuit qui me protège
J'ose être enfin moi-même, et j'ose ...

cyrano s'arrête et avec égarement

... Où en étais-je ?
Je ne sais... tout ceci, -- pardonnez mon émoi, --
C'est si délicieux, c'est si nouveau pour moi !

roxane

Si nouveau ? ...

cyrano, bouleversé, et essayant toujours de rattraper ses mots

... Si nouveau... mais oui... d'être sincère :
La peur d'être raillé, toujours au cœur me serre

roxane

Raillé de quoi ? ...

cyrano

... Mais de... d'un élan ! ... Oui, mon cœur
Toujours, de mon esprit s'habille, par pudeur :
Je pars pour décrocher l'étoile, et je m'arrête
Par peur du ridicule, à cueillir la fleurette !

roxane

La fleurette a du bon. ...

cyrano

... Ce soir, dédaignons-la !

roxane

Vous ne m'aviez jamais parlé comme cela !

cyrano

Ah ! si loin des carquois, des torches et des flèches,
On se sauvait un peu vers des choses... plus fraîches !
Au lieu de boire goutte à goutte, en un mignon
Dé à coudre d'or fin, l'eau fade du Lignon,
Si l'on tentait de voir comment l'âme s'abreuve
En buvant largement à même le grand fleuve !

roxane

Mais l'esprit ? ...

cyrano

... J'en ai fait pour vous faire rester
D'abord, mais maintenant ce serait insulter
Cette nuit, ces parfums, cette heure, la Nature,
Que de parler comme un billet doux de Voiture !
-- Laissons, d'un seul regard de ses astres, le ciel
Nous désarmer de tout notre artificiel :
Je crains tant que parmi notre alchimie exquise
Le vrai du sentiment ne se volatilise,
Que l'âme ne se vide à ces passe-temps vains,
Et que le fin du fin ne soit la fin des fins !

roxane

Mais l'esprit ? ...

cyrano

... Je le hais dans l'amour ! C'est un crime
Lorsqu'on aime de trop prolonger cette escrime !
Le moment vient d'ailleurs inévitablement,
-- Et je plains ceux pour qui ne vient pas ce moment ! --
Où nous sentons qu'en nous une amour noble existe
Que chaque joli mot que nous disons rend triste !

roxane

Eh bien ! si ce moment est venu pour nous deux,
Quels mots me direz-vous ? ...

cyrano

... Tous ceux, tous ceux, tous ceux
Qui me viendront, je vais vous les jeter, en touffe,
Sans les mettre en bouquet : je vous aime, j'étouffe,
Je t'aime, je suis fou, je n'en peux plus, c'est trop ;
Ton nom est dans mon cœur comme dans un grelot,
Et comme tout le temps, Roxane, je frissonne,
Tout le temps, le grelot s'agite, et le nom sonne !
De toi, je me souviens de tout, j'ai tout aimé :
Je sais que l'an dernier, un jour, le douze mai,
Pour sortir le matin tu changeas de coiffure !
J'ai tellement pris pour clarté ta chevelure
Que, comme lorsqu'on a trop fixé le soleil,
On voit sur toute chose ensuite un rond vermeil,
Sur tout, quand j'ai quitté les feux dont tu m'inondes,
Mon regard ébloui pose des taches blondes !

roxane, d'une voix troublée

Oui, c'est bien de l'amour ...

cyrano

... Certes, ce sentiment
Qui m'envahit, terrible et jaloux, c'est vraiment
De l'amour, il en a toute la fureur triste !
De l'amour, -- et pourtant il n'est pas égoïste !
Ah ! que pour ton bonheur je donnerais le mien,
Quand même tu devrais n'en savoir jamais rien,
S'il se pouvait, parfois, que de loin, j'entendisse
Rire un peu le bonheur né de mon sacrifice !
-- Chaque regard de toi suscite une vertu
Nouvelle, une vaillance en moi ! Commences-tu
À comprendre, à présent ? voyons, te rends-tu compte ?
Sens-tu mon âme, un peu, dans cette ombre, qui monte ?
Oh ! mais vraiment, ce soir, c'est trop beau, c'est trop doux !
Je vous dis tout cela, vous m'écoutez, moi, vous !
C'est trop ! Dans mon espoir même le moins modeste,
Je n'ai jamais espéré tant ! Il ne me reste
Qu'à mourir maintenant ! C'est à cause des mots
Que je dis qu'elle tremble entre les bleus rameaux !
Car vous tremblez, comme une feuille entre les feuilles !
Car tu trembles ! car j'ai senti, que tu le veuilles
Ou non, le tremblement adoré de ta main
Descendre tout le long des branches du jasmin !

cyrano baise éperdument l'extrémité d'une branche pendante

roxane

Oui, je tremble, et je pleure, et je t'aime, et suis tienne !
Et tu m'as enivrée ! ...

cyrano

... Alors, que la mort vienne !
Cette ivresse, c'est moi, moi, qui l'ai su causer !
Je ne demande plus qu'une chose ...

christian, sous le balcon

... Un baiser !

roxane, se rejetant en arrière

Hein ? ...

cyrano

... Oh ! ...

roxane

... Vous demandez ? ...

cyrano

... Oui... je ...

cyrano à Christian bas

... Tu vas trop vite.

christian

Puisqu'elle est si troublée, il faut que j'en profite !

cyrano, à Roxane

Oui, je... j'ai demandé, c'est vrai... mais justes cieux !
Je comprends que je fus bien trop audacieux.

roxane, un peu déçue

Vous n'insistez pas plus que cela ? ...

cyrano

... Si ! j'insiste
Sans insister ! ... Oui, oui ! votre pudeur s'attriste !
Eh bien ! mais, ce baiser... ne me l'accordez pas !

christian, à Cyrano, le tirant par son manteau

Pourquoi ? ...

cyrano

... Tais-toi, Christian ! ...

roxane, se penchant

... Que dites-vous tout bas ?

cyrano

Mais d'être allé trop loin, moi-même je me gronde ;
Je me disais : tais toi, Christian ! ...

Les théorbes se mettent à jouer

cyrano

... Une seconde !
On vient ! ...

Roxane referme la fenêtre. Cyrano écoute les théorbes, dont l'un joue un air folâtre et l'autre un air lugubre

cyrano

... Air triste ? Air gai ? ... Quel est donc leur dessein ?
Est-ce un homme ? Une femme ? -- Ah ! c'est un capucin !

Entre un capucin qui va de maison en maison, une lanterne à la main, regardant les portes.

cyrano, au capucin

Quel est ce jeu renouvelé de Diogène ?

capucin

Je cherche la maison de madame ...

christian

... Il nous gêne !

capucin

Magdeleine Robin ...

christian

... Que veut-il ? ...

cyrano, lui montrant une rue montante

... Par ici !
Tout droit, -- toujours tout droit ...

capucin

... Je vais pour vous ! -- Merci
Dire mon chapelet jusqu'au grain majuscule.

capucin sort

cyrano

Bonne chance ! Mes vœux suivent votre cuculle !

cyrano redescend vers Christian

christian

Obtiens-moi ce baiser ! ...

cyrano

... Non ! ...

christian

... Tôt ou tard ! ...

cyrano

... C'est vrai !
Il viendra, ce moment de vertige enivré
Où vos bouches iront l'une vers l'autre, à cause
De ta moustache blonde et de sa lèvre rose !

cyrano à lui-même

J'aime mieux que ce soit à cause de ...

Bruit des volets qui se rouvrent, Christian se cache sous le balcon.

roxane, s'avançant sur le balcon

... C'est vous ?
Nous parlions de... de... d'un ...

cyrano

... Baiser ! Le mot est doux.
Je ne vois pas pourquoi votre lèvre ne l'ose ;
S'il la brûle déjà, que sera-ce la chose ?
Ne vous en faites pas un épouvantement :
N'avez-vous pas tantôt, presque insensiblement,
Quitté le badinage et glissé sans alarmes
Du sourire au soupir, et du soupir aux larmes !
Glissez encore un peu d'insensible façon :
Des larmes au baiser il n'y a qu'un frisson !

roxane

Taisez-vous ! ...

cyrano

... Un baiser, mais à tout prendre, qu'est-ce ?
Un serment fait d'un peu plus près, une promesse
Plus précise, un aveu qui veut se confirmer,
Un point rose qu'on met sur l'i du verbe aimer ;
C'est un secret qui prend la bouche pour oreille,
Un instant d'infini qui fait un bruit d'abeille,
Une communion ayant un goût de fleur,
Une façon d'un peu se respirer le cœur,
Et d'un peu se goûter, au bord des lèvres, l'âme !

roxane

Taisez-vous ! ...

cyrano

... Un baiser, c'est si noble, Madame,
Que la reine de France, au plus heureux des lords,
En a laissé prendre un, la reine même ! ...

roxane

... Alors !

cyrano, s'exaltant

J'eus comme Buckingham des souffrances muettes,
J'adore comme lui la reine que vous êtes,
Comme lui je suis triste et fidèle ...

roxane

... Et tu es
Beau comme lui ! ...

cyrano, à part, dégrisé

... C'est vrai, je suis beau, j'oubliais !

roxane

Eh bien ! montez cueillir cette fleur sans pareille

cyrano, poussant Christian vers le balcon

Monte ! ...

roxane

... Ce goût de cœur ...

cyrano

... Monte ! ...

roxane

... Ce bruit d'abeille

cyrano

Monte ! ...

christian, hésitant

... Mais il me semble, à présent, que c'est mal !

roxane

Cet instant d'infini ! ...

cyrano, le poussant

... Monte donc, animal !

Christian s'élance, et par le banc, le feuillage, les piliers, atteint les balustres qu'il enjambe.

christian

Ah, Roxane ! ...

christian l'enlace et se penche sur ses lèvres

cyrano

... Aïe ! au cœur, quel pincement bizarre !
-- Baiser, festin d'amour dont je suis le Lazare !
Il me vient dans cette ombre une miette de toi, --
Mais oui, je sens un peu mon cœur qui te reçoit,
Puisque sur cette lèvre où Roxane se leurre
Elle baise les mots que j'ai dits tout à l'heure !

On entend les théorbes

cyrano

Un air triste, un air gai : le capucin ! ...

cyrano feint de courir comme s'il arrivait de loin, et d'une voix claire

... Holà !

roxane

Qu'est ce ? ...

cyrano

... Moi. Je passais... Christian est encor là ?

christian, très étonné

Tiens Cyrano ! ...

roxane

... Bonjour, cousin ! ...

cyrano

... Bonjour, cousine !

roxane

Je descends ! ...

roxane disparaît dans la maison

Au fond rentre le capucin.

christian, l'apercevant

... Oh ! encor ! ...

christian suit Roxane

capucin

... C'est ici, -- je m'obstine --
Magdeleine Robin ! ...

cyrano

... Vous aviez dit : Ro-lin.

capucin

Non : Bin. B, i, n, bin ! ...

roxane, paraissant sur le seuil de la maison, suivie de Ragueneau qui porte une lanterne, et de Christian

roxane

... Qu'est-ce ? ...

capucin

... Une lettre. ...

christian

... Hein ?

capucin, à Roxane

Oh ! il ne peut s'agir que d'une sainte chose !
C'est un digne seigneur qui ...

roxane, à Christian

... C'est De Guiche ! ...

christian

... Il ose ?

roxane

Oh ! mais il ne va pas m'importuner toujours !

roxane décachetant la lettre

Je t'aime, et si ...

roxane à la lueur de la lanterne de Ragueneau, elle lit, à l'écart, à voix basse

... Mademoiselle, ...
... Les tambours
Battent ; mon régiment boucle sa soubreveste ;
Il part ; moi, l'on me croit déjà parti : je reste.
Je vous désobéis. Je suis dans ce couvent.
Je vais venir, et vous le mande auparavant
Par un religieux simple comme une chèvre
Qui ne peut rien comprendre à ceci. Votre lèvre
M'a trop souri tantôt : j'ai voulu la revoir.
Éloignez un chacun, et daignez recevoir
L'audacieux déjà pardonné, je l'espère,
Qui signe votre très... et cætera ...

roxane au capucin

... Mon Père,
Voici ce que me dit cette lettre. Écoutez :

Tous se rapprochent, elle lit à haute voix

roxane

Mademoiselle, ...
... Il faut souscrire aux volontés
Du cardinal, si dur que cela vous puisse être.
C'est la raison pourquoi j'ai fait choix, pour remettre
Ces lignes en vos mains charmantes, d'un très saint,
D'un très intelligent et discret capucin ;
Nous voulons qu'il vous donne, et dans votre demeure,
La bénédiction ...

roxane tourne la page

... nuptiale sur l'heure.
Christian doit en secret devenir votre époux ;
Je vous l'envoie. Il vous déplaît. Résignez-vous.
Songez bien que le ciel bénira votre zèle,
Et tenez pour tout assuré, Mademoiselle,
Le respect de celui qui fut et qui sera
Toujours votre très humble et très... et cætera.

capucin, rayonnant

Digne seigneur ! ... Je l'avais dit. J'étais sans crainte !
Il ne pouvait s'agir que d'une chose sainte !

roxane, bas à Christian

N'est-ce pas que je lis très bien les lettres ? ...

christian

... Hum !

roxane, haut, avec désespoir

Ah ! ... c'est affreux ! ...

capucin, qui a dirigé sur Cyrano la clarté de sa lanterne

... C'est vous ? ...

christian

... C'est moi ! ...

capucin, tournant la lumière vers lui, et, comme si un doute lui venait, en voyant sa beauté

... Mais ...

roxane, vivement

... Post-scriptum :
Donnez pour le couvent cent vingt pistoles. ...

capucin

... Digne,
Digne seigneur ! ...

capucin à Roxane

... Résignez-vous ? ...

roxane, en martyre

... Je me résigne !

Pendant que Ragueneau ouvre la porte au capucin que Christian invite à entrer, elle dit bas à Cyrano

roxane

Vous, retenez ici De Guiche ! Il va venir !
Qu'il n'entre pas tant que ...

cyrano

... Compris ! ...

cyrano au capucin

... Pour les bénir
Il vous faut ? ...

capucin

... Un quart d'heure. ...

cyrano, les poussant tous vers la maison

... Allez ! moi, je demeure !

roxane, à Christian

Viens ! ...

Ils entrent.

cyrano

... Comment faire perdre à De Guiche un quart d'heure.

cyrano se précipite sur le banc, grimpe au mur, vers le balcon

Là ! ... Grimpons ! ... J'ai mon plan ! ...

Les théorbes se mettent à jouer une phrase lugubre

cyrano

... Ho ! c'est un homm' ! ...

Le trémolo devient sinistre

cyrano

... Ho ! ho !
Cette fois, c'en est un ! ...

cyrano sur le balcon,

cyrano rabaisse son feutre sur ses yeux

cyrano ôte son épée

cyrano se drape dans sa cape

cyrano se penche et regarde au dehors

... Non, ce n'est pas trop haut !

cyrano enjambe les balustres et attirant à lui la longue branche d'un des arbres qui débordent le mur du jardin, il s'y accroche des deux mains, prêt a se laisser tomber

Je vais légèrement troubler cette atmosphère !

de-guiche, qui entre, masqué, tâtonnant dans la nuit

Qu'est-ce que ce maudit capucin peut bien faire ?

cyrano

Diable ! Et ma voix ? ... S'il la reconnaissait ? ...

cyrano lâchant d'une main, il a l'air de tourner une invisible clef

... Cric ! Crac !

cyrano solennellement

Cyrano, reprenez l'accent de Bergerac !

de-guiche, regardant la maison

Oui, c'est là. J'y vois mal. Ce masque m'importune !

Il va pour entrer, Cyrano saute du balcon en se tenant à la branche, qui plie, et le dépose entre la porte et De Guiche ; il feint de tomber lourdement, comme si c'était de très haut, et s'aplatit par terre, où il reste immobile, comme étourdi. De Guiche fait un bond en arrière

de-guiche

Hein ? quoi ? ...

Quand il lève les yeux, la branche s'est redressée ; il ne voit que le ciel ; il ne comprend pas

de-guiche

... D'où tombe donc cet homme ? ...

cyrano, se mettant sur son séant, et avec l'accent de Gascogne

... De la lune !

de-guiche

De la ? ...

cyrano, d'une voix de rêve

... Quelle heure est-il ? ...

de-guiche

... N'a-t-il plus sa raison ?

cyrano

Quelle heure ? Quel pays ? Quel jour ? Quelle saison ?

de-guiche

Mais ...

cyrano

... Je suis étourdi ! ...

de-guiche

... Monsieur ...

cyrano

... Comme une bombe
Je tombe de la lune ! ...

de-guiche, impatienté

... Ah ça ! Monsieur ! ...

cyrano, se relevant, d'une voix terrible

... J'en tombe !

de-guiche, reculant

Soit ! soit ! vous en tombez ! ... c'est peut-être un dément !

cyrano, marchant sur lui

Et je n'en tombe pas métaphoriquement !

de-guiche

Mais ...

cyrano

... Il y a cent ans, ou bien une minute,
-- J'ignore tout à fait ce que dura ma chute ! --
J'étais dans cette boule à couleur de safran !

de-guiche, haussant les épaules

Oui. Laissez-moi passer ! ...

cyrano, s'interposant

... Où suis-je ? soyez franc !
Ne me déguisez rien ! En quel lieu, dans quel site,
Viens-je de choir, Monsieur, comme un aérolithe ?

de-guiche

Morbleu ! ...

cyrano

... Tout en cheyant je n'ai pu faire choix
De mon point d'arrivée, -- et j'ignore où je chois !
Est-ce dans une lune ou bien dans une terre,
Que vient de m'entraîner le poids de mon postère ?

de-guiche

Mais je vous dis, Monsieur ...

cyrano, avec un cri de terreur qui fait reculer de Guiche

... Ha ! grand Dieu ! ... je crois voir
Qu'on a dans ce pays le visage tout noir !

de-guiche, portant la main à son visage

Comment ? ...

cyrano, avec une peur emphatique

... Suis-je en Alger ? Êtes-vous indigène ?

de-guiche, qui a senti son masque

Ce masque ! ...

cyrano, feignant de se rassurer un peu

... Je suis donc dans Venise, ou dans Gêne ?

de-guiche, voulant passer

Une dame m'attend ! ...

cyrano, complètement rassuré

... Je suis donc à Paris.

de-guiche, souriant malgré lui

Le drôle est assez drôle ! ...

cyrano

... Ah ! vous riez ? ...

de-guiche

... Je ris,
Mais veux passer ! ...

cyrano, rayonnant

... C'est à Paris que je retombe !

cyrano tout à fait à son aise, riant, s'époussetant, saluant

J'arrive -- excusez-moi ! -- par la dernière trombe.
Je suis un peu couvert d'éther. J'ai voyagé !
J'ai les yeux tout remplis de poudre d'astres. J'ai
Aux éperons, encor, quelques poils de planète !

cyrano cueillant quelque chose sur sa manche

Tenez, sur mon pourpoint, un cheveu de comète !

cyrano souffle comme pour le faire envoler

de-guiche, hors de lui

Monsieur ! ...

cyrano, au moment où il va passer, tend sa jambe comme pour y montrer quelque chose et l'arrête

... Dans mon mollet je rapporte une dent
De la Grande Ourse, -- et comme, en frôlant le Trident,
Je voulais éviter une de ses trois lances,
Je suis allé tomber assis dans les Balances, --
Dont l'aiguille, à présent, là-haut, marque mon poids !

cyrano empêchant vivement de Guiche de passer et le prenant à un bouton du pourpoint

Si vous serriez mon nez, Monsieur, entre vos doigts,
Il jaillirait du lait ! ...

de-guiche

... Hein ? du lait ? ...

cyrano

... De la Voie
Lactée ! ...

de-guiche

... Oh ! Par l'enfer ! ...

cyrano

... C'est le ciel qui m'envoie !

cyrano se croisant les bras

Non ! croiriez-vous, je viens de le voir en tombant,
Que Sirius, la nuit, s'affuble d'un turban ?

cyrano confidentiel

L'autre Ourse est trop petite encor pour qu'elle morde !

cyrano riant

J'ai traversé la Lyre en cassant une corde !

cyrano superbe

Mais je compte en un livre écrire tout ceci,
Et les étoiles d'or qu'en mon manteau roussi
Je viens de rapporter à mes périls et risques,
Quand on l'imprimera, serviront d'astérisques !

de-guiche

À la parfin, je veux ...

cyrano

... Vous, je vous vois venir !

de-guiche

Monsieur ! ...

cyrano

... Vous voudriez de ma bouche tenir
Comment la lune est faite, et si quelqu'un habite
Dans la rotondité de cette cucurbite ?

de-guiche, criant

Mais non ! Je veux ...

cyrano

... Savoir comment j'y suis monté.
Ce fut par un moyen que j'avais inventé.

de-guiche, découragé

C'est un fou ! ...

cyrano, dédaigneux

... Je n'ai pas refait l'aigle stupide
De Regiomontanus, ni le pigeon timide
D'Archytas ! ...

de-guiche

... C'est un fou, -- mais c'est un fou savant.

cyrano

Non, je n'imitai rien de ce qu'on fit avant !

De Guiche a réussi à passer et il marche vers la porte de Roxane. Cyrano le suit, prêt a l'empoigner

cyrano

J'inventai six moyens de violer l'azur vierge !

de-guiche, se retournant

Six ? ...

cyrano, avec volubilité

... Je pouvais, mettant mon corps nu comme un cierge,
La caparaçonner de fioles de cristal
Toutes pleines des pleurs d'un ciel matutinal,
Et ma personne, alors, au soleil exposée,
L'astre l'aurait humée en humant la rosée !

de-guiche, surpris et faisant un pas vers Cyrano

Tiens ! Oui, cela fait un ! ...

cyrano, reculant pour l'entraîner de l'autre côté

... Et je pouvais encor
Faire engouffrer du vent, pour prendre mon essor,
En raréfiant l'air dans un coffre de cèdre
Par des miroirs ardents, mis en icosaèdre !

de-guiche, fait encore un pas

Deux ! ...

cyrano, reculant toujours

... Ou bien, machiniste autant qu'artificier,
Sur une sauterelle aux détentes d'acier,
Me faire, par des feux successifs de salpêtre,
Lancer dans les prés bleus où les astres vont paître !

de-guiche, le suivant, sans s'en douter, et comptant sur ses doigts

Trois ! ...

cyrano

... Puisque la fumée a tendance à monter,
En souffler dans un globe assez pour m'emporter !

de-guiche, même jeu, de plus en plus étonné

Quatre ! ...

cyrano

... Puisque Phœbé, quand son arc est le moindre,
Aime sucer, ô bœufs, votre moelle... m'en oindre !

de-guiche, stupéfait

Cinq ! ...

cyrano, qui en parlant l'a amené jusqu'à l'autre côté de la place, près d'un banc

... Enfin, me plaçant sur un plateau de fer,
Prendre un morceau d'aimant et le lancer en l'air !
Ça, c'est un bon moyen : le fer se précipite,
Aussitôt que l'aimant s'envole, à sa poursuite ;
On relance l'aimant bien vite, et cadédis !
On peut monter ainsi indéfiniment. ...

de-guiche

... Six !
-- Mais voilà six moyens excellents ! ... Quel système
Choisîtes-vous des six, Monsieur ? ...

cyrano

... Un septième !

de-guiche

Par exemple ! Et lequel ? ...

cyrano

... Je vous le donne en cent !

de-guiche

C'est que ce mâtin-là devient intéressant !

cyrano, faisant le bruit des vagues avec de grands gestes mystérieux

Houüh ! houüh ! ...

de-guiche

... Eh bien ! ...

cyrano

... Vous devinez ? ...

de-guiche

... Non ! ...

cyrano

... La marée !
À l'heure où l'onde par la lune est attirée,
Je me mis sur la sable -- après un bain de mer --
Et la tête partant la première, mon cher,
-- Car les cheveux, surtout, gardent l'eau dans leur frange ! --
Je m'enlevai dans l'air, droit, tout droit, comme un ange.
Je montais, je montais doucement, sans efforts,
Quand je sentis un choc ! ... Alors ...

de-guiche, entraîné par la curiosité, et s'asseyant sur le banc

... Alors ? ...

cyrano

... Alors

cyrano reprenant sa voix naturelle

Le quart d'heure est passé, Monsieur, je vous délivre :
Le mariage est fait. ...

de-guiche, se relevant d'un bond

... Çà, voyons, je suis ivre !
Cette voix ? ...

La porte de la maison s'ouvre, des laquais paraissent portant des candélabres allumés. Lumière. Cyrano ôte son chapeau au bord abaissé

de-guiche

... Et ce nez -- Cyrano ? ...

cyrano, saluant

... Cyrano.
-- Ils viennent à l'instant d'échanger leur anneau.

de-guiche

Qui cela ? ...

de-guiche se retourne

-- Tableau. Derrière les laquais, Roxane et Christian

se tiennent par la main. Le capucin les suit en souriant. Ragueneau élève aussi un flambeau. La duègne ferme la marche, ahurie, en petit saut de lit

de-guiche

... Ciel ! ...

de-guiche à Roxane

... Vous ? ...

de-guiche reconnaissant Christian avec stupeur

... Lui ? ...

de-guiche saluant Roxane avec admiration

... Vous êtes des plus fines !

de-guiche à Cyrano

Mes compliments, Monsieur l'inventeur des machines :
Votre récit eût fait s'arrêter au portail
Du paradis, un saint ! Notez-en le détail,
Car vraiment cela peut resservir dans un livre !

cyrano, s'inclinant

Monsieur, c'est un conseil que je m'engage à suivre.

capucin, montrant les amants à De Guiche et hochant avec satisfaction sa grande barbe blanche

Un beau couple, mon fils, réuni là par vous !

de-guiche, le regardant d'un œil glacé

Oui. ...

de-guiche à Roxane

... Veuillez dire adieu, Madame, à votre époux.

roxane

Comment ? ...

de-guiche, à Christian

... Le régiment déjà se met en route.
Joignez-le ! ...

roxane

... Pour aller à la guerre ? ...

de-guiche

... Sans doute !

roxane

Mais, Monsieur, les cadets n'y vont pas ! ...

de-guiche

... Ils iront.

de-guiche tirant le papier qu'il avait mis dans sa poche

Voici l'ordre. ...

de-guiche à Christian

... Courez le porter, vous, baron.

roxane, se jetant dans les bras de Christian

Christian ! ...

de-guiche, ricanant, à Cyrano

... La nuit de noce est encore lointaine !

cyrano, à part

Dire qu'il croit me faire énormément de peine !

christian, à Roxane

Oh ! tes lèvres encor ! ...

cyrano

... Allons, voyons, assez !

christian, continuant à embrasser Roxane

C'est dur de la quitter... Tu ne sais pas ...

cyrano, cherchant à l'entraîner

... Je sais.

On entend au loin des tambours qui battent une marche.

de-guiche, qui est remonté au fond

Le régiment qui part ! ...

roxane, à Cyrano, en retenant Christian qu'il essaye toujours d'entraîner

... Oh ! ... je vous le confie !
Promettez-moi que rien ne va mettre sa vie
En danger ! ...

cyrano

... J'essaierai... mais ne peux cependant
Promettre ...

roxane, même jeu

... Promettez qu'il sera très prudent !

cyrano

Oui, je tâcherai, mais ...

roxane, même jeu

... Qu'à ce siège terrible
Il n'aura jamais froid ! ...

cyrano

... Je ferai mon possible.
Mais ...

roxane, même jeu

... Qu'il sera fidèle ! ...

cyrano

... Eh oui ! sans doute, mais

roxane, même jeu

Qu'il m'écrira souvent ! ...

cyrano, s'arrêtant

... Ça, -- je vous le promets !

Rideau.

Acte IV.

Les Cadets de Gascogne.

Le poste qu'occupe la compagnie de Carbon de Castel-Jaloux au siège d'Arras.

Au fond, talus traversant toute la scène. Au delà s'aperçoit un horizon de plaine : le pays couvert de travaux de siège. Les murs d'Arras et la silhouette de ses toits sur le ciel, très loin.

Tentes ; armes éparses ; tambours, etc. -- Le jour va se lever. Jaune Orient. -- Sentinelles espacées. Feux.

Roulés dans leurs manteaux, les Cadets de Gascogne dorment. Carbon de Castel-Jaloux et Le Bret veillent. Ils sont très pâles et très maigris. Christian dort, parmi les autres, dans sa cape, au premier plan, le visage éclairé par un feu. Silence.

le-bret

C'est affreux ! ...

carbon

... Oui. Plus rien. ...

le-bret

... Mordious ! ...

carbon, lui faisant signe de parler plus bas

... Jure en sourdine !
Tu vas les réveiller. ...

carbon aux cadets

... Chut ! Dormez ! ...

carbon à Le Bret

... Qui dort dîne !

le-bret

Quand on a l'insomnie on trouve que c'est peu !
Quelle famine ! ...

On entend au loin quelques coups de feu.

carbon

... Ah ! maugrébis des coups de feu !
Ils vont me réveiller mes enfants ! ...

carbon aux cadets qui lèvent la tête

... Dormez ! ...

On se recouche. Nouveaux coups de feu plus rapprochés.

cadet1, s'agitant

... Diantre !
Encore ? ...

carbon

... Ce n'est rien ! C'est Cyrano qui rentre !

Les têtes qui s'étaient relevées se recouchent.

sentinelle, au dehors

Ventrebieu ! qui va là ? ...

cyrano

... Bergerac ! ...

sentinelle, qui est sur le talus

... Ventrebieu !
Qui va là ? ...

cyrano, paraissant sur la crête

... Bergerac, imbécile ! ...

cyrano descend

le-bret, va au-devant de lui, inquiet

... Ah ! grand Dieu !

cyrano, lui faisant signe de ne réveiller personne

Chut ! ...

le-bret

... Blessé ? ...

cyrano

... Tu sais bien qu'ils ont pris l'habitude
De me manquer tous les matins ! ...

le-bret

... C'est un peu rude,
Pour porter une lettre, à chaque jour levant,
De risquer ! ...

cyrano, s'arrêtant devant Christian

... J'ai promis qu'il écrirait souvent !

cyrano le regarde

Il dort. Il est pâli. Si la pauvre petite
Savait qu'il meurt de faim... Mais toujours beau ! ...

le-bret

... Va vite
Dormir ! ...

cyrano

... Ne grogne pas, Le Bret ! ... Sache ceci :
Pour traverser les rangs espagnols, j'ai choisi
Un endroit où je sais, chaque nuit, qu'ils sont ivres.

le-bret

Tu devrais bien un jour nous rapporter des vivres.

cyrano

Il faut être léger pour passer ! -- Mais je sais
Qu'il y aura ce soir du nouveau. Les Français
Mangeront ou mourront, -- si j'ai bien vu ...

le-bret

... Raconte !

cyrano

Non. Je ne suis pas sûr... vous verrez ! ...

carbon

... Quelle honte,
Lorsqu'on est assiégeant, d'être affamé ! ...

le-bret

... Hélas !
Rien de plus compliqué que ce siège d'Arras :
Nous assiégeons Arras, -- nous-mêmes, pris au piège,
Le cardinal infant d'Espagne nous assiège

cyrano

Quelqu'un devrait venir l'assiéger à son tour.

le-bret

Je ne ris pas. ...

cyrano

... Oh ! oh ! ...

le-bret

... Penser que chaque jour
Vous risquez une vie, ingrat, comme la vôtre,
Pour porter ...

le-bret le voyant qui se dirige vers une tente

... Où vas-tu ? ...

cyrano

... J'en vais écrire une autre.

cyrano soulève la toile et disparaît

Le jour s'est un peu levé. Lueurs roses. La ville d' Arras se dore à l'horizon. On entend un coup de canon immédiatement suivi d'une batterie de tambours, très au loin, vers la gauche. D'autres tambours battent plus près. Les batteries vont se répondant, et se rapprochant, éclatent presque en scène et s'éloignent vers la droite, parcourant le camp. Rumeurs de réveil. Voix lointaines d'officiers.

carbon, avec un soupir

La diane ! ... Hélas ! ...

Les cadets s'agitent dans leurs manteaux, s'étirent

carbon

... Sommeil succulent, tu prends fin !
Je sais trop quel sera leur premier cri ! ...

cadet2, se mettant sur son séant

... J'ai faim !

cadet3

Je meurs ! ...

cadets

... Oh ! ...

carbon

... Levez-vous ! ...

cadet4

... Plus un pas ! ...

cadet5

... Plus un geste !

cadet2, se regardant dans un morceau de cuirasse

Ma langue est jaune : l'air du temps est indigeste !

cadet6

Mon tortil de baron pour un peu de Chester !
Moi, si l'on ne veut pas fournir à mon gaster
De quoi m'élaborer une pinte de chyle,
Je me retire sous ma tente -- comme Achille !
Oui, du pain ! ...

carbon, allant à la tente où est entré Cyrano, à mi-voix

... Cyrano ! ...

cadets

... Nous mourons ! ...

carbon, toujours à mi-voix, à la porte de la tente

... Au secours !
Toi qui sais si gaiement leur répliquer toujours,
Viens les ragaillardir ! ...

cadet3, se précipitant vers le premier qui mâchonne quelque chose

... Qu'est-ce que tu grignotes !

cadet2

De l'étoupe à canon que dans les bourguignotes
On fait frire en la graisse à graisser les moyeux,
Les environs d'Arras sont très peu giboyeux !

cadet7, entrant

Moi, je viens de chasser ! ...

cadet8, même jeu

... J'ai pêché, dans la Scarpe !

cadets, debout, se ruant sur les deux nouveaux venus

Quoi ! -- Que rapportez-vous ? -- Un faisan ? -- Une carpe ? --
Vite, vite, montrez ! ...

cadet8

... Un goujon ! ...

cadet7

... Un moineau !

cadets, exaspérés

Assez ! -- Révoltons-nous ! ...

carbon

... Au secours, Cyrano !

carbon fait maintenant tout à fait jour

cyrano, sortant de sa tente, tranquille, une plume à l'oreille, un livre à la main

Hein ? ...

Silence.

cyrano, au premier cadet

... Pourquoi t'en vas-tu, toi, de ce pas qui traîne ?

cadet2

J'ai quelque chose, dans les talons, qui me gêne !

cyrano

Et quoi donc ? ...

cadet2

... L'estomac ! ...

cyrano

... Moi de même, pardi !

cadet2

Cela doit te gêner ? ...

cyrano

... Non, cela me grandit.

cadet3

J'ai les dents longues ! ...

cyrano

... Tu n'en mordras que plus large.

cadet4

Mon ventre sonne creux ! ...

cyrano

... Nous y battrons la charge.

cadet5

Dans les oreilles, moi, j'ai des bourdonnements.

cyrano

Non, non ; ventre affamé, pas d'oreilles : tu mens !

cadet6

Oh ! manger quelque chose, -- à l'huile ! ...

cyrano, le décoiffant et lui mettant son casque dans la main

... Ta salade.

cadet7

Qu'est-ce qu'on pourrait bien dévorer ? ...

cyrano, lui jetant le livre qu'il tient à la main

... L'Iliade.

cadet8

Le ministre, à Paris, fait ses quatre repas !

cyrano

Il devrait t'envoyer du perdreau ? ...

cadet8

... Pourquoi pas ?
Et du vin ! ...

cyrano

... Richelieu, du Bourgogne, if you please?

cadet8

Par quelque capucin ! ...

cyrano

... L'éminence qui grise ?

cadet9

J'ai des faims d'ogre ! ...

cyrano

... Eh ! bien ! ... tu croques le marmot !

cadet2, haussant les épaules

Toujours le mot, la pointe ! ...

cyrano

... Oui, la pointe, le mot !
Et je voudrais mourir, un soir, sous un ciel rose,
En faisant un bon mot, pour une belle cause !
-- Oh ! frappé par la seule arme noble qui soit,
Et par un ennemi qu'on sait digne de soi,
Sur un gazon de gloire et loin d'un lit de fièvres,
Tomber la pointe au cœur en même temps qu'aux lèvres !

cadets

J'ai faim ! ...

cyrano, se croisant les bras

... Ah çà ! mais vous ne pensez qu'à manger ?
-- Approche, Bertrandou le fifre, ancien berger ;
Du double étui de cuir tire l'un de tes fifres,
Souffle, et joue à ce tas de goinfres et de piffres
Ces vieux airs du pays, au doux rythme obsesseur,
Dont chaque note est comme une petite sœur,
Dans lesquels restent pris des sons de voix aimées,
Ces airs dont la lenteur est celle des fumées
Que le hameau natal exhale de ses toits,
Ces airs dont la musique a l'air d'être en patois !

Le vieux s'assied et prépare son fifre

cyrano

Que la flûte, aujourd'hui, guerrière qui s'afflige,
Se souvienne un moment, pendant que sur sa tige
Tes doigts semblent danser un menuet d'oiseau,
Qu'avant d'être d'ébène, elle fut de roseau ;
Que sa chanson l'étonne, et qu'elle y reconnaisse
L'âme de sa rustique et paisible jeunesse !

Le vieux commence à jouer des airs languedociens

cyrano

Écoutez, les Gascons... Ce n'est plus, sous ses doigts,
Le fifre aigu des camps, c'est la flûte des bois !
Ce n'est plus le sifflet du combat, sous ses lèvres,
C'est le lent galoubet de nos meneurs de chèvres !
Écoutez... C'est le val, la lande, la forêt,
Le petit pâtre brun sous son rouge béret,
C'est la verte douceur des soirs sur la Dordogne,
Écoutez, les Gascons : c'est toute la Gascogne !

Toutes les têtes se sont inclinées ; -- tous les yeux rêvent ; -- et des larmes sont furtivement essuyées, avec un revers de manche, un coin de manteau.

carbon, à Cyrano, bas

Mais tu les fais pleurer ! ...

cyrano

... De nostalgie ! ... Un mal
Plus noble que la faim ! ... pas physique : moral !
J'aime que leur souffrance ait changé de viscère,
Et que ce soit leur cœur, maintenant, qui se serre !

carbon

Tu vas les affaiblir en les attendrissant !

cyrano, qui a fait signe au tambour d'approcher

Laisse donc ! Les héros qu'ils portent dans leur sang
Sont vite réveillés ! Il suffit ...

cyrano fait un geste

Le tambour roule.

cadets, se levant et se précipitant sur leurs armes

... Hein ? ... Quoi ? ... Qu'est-ce ?

cyrano, souriant

Tu vois, il a suffi d'un roulement de caisse !
Adieu, rêves, regrets, vieille province, amour
Ce qui du fifre vient s'en va par le tambour !

cadet1, qui regarde au fond

Ah ! Ah ! Voici monsieur de Guiche. ...

cadets, murmurant

... Hou ...

cyrano, souriant

... Murmure
Flatteur ! ...

cadet2

... Il nous ennuie ! ...

cadet3

... Avec, sur son armure,

cadet4

Son grand col de dentelle, il vient faire le fier !

cadet5

Comme si l'on portait du linge sur du fer !

cadet2

C'est bon lorsque à son cou l'on a quelque furoncle !

cadet3

Encore un courtisan ! ...

cadet6

... Le neveu de son oncle !

carbon

C'est un Gascon pourtant ! ...

cadet2

... Un faux ! ... Méfiez-vous !
Parce que, les Gascons... ils doivent être fous :
Rien de plus dangereux qu'un Gascon raisonnable.

le-bret

Il est pâle ! ...

cadet7

... Il a faim... autant qu'un pauvre diable !
Mais comme sa cuirasse a des clous de vermeil,
Sa crampe d'estomac étincelle au soleil !

cyrano, vivement

N'ayons pas l'air non plus de souffrir ! Vous, vos cartes,
Vos pipes et vos dés ...

Tous rapidement se mettent à jouer sur des tambours, sur des escabeaux et par terre, sur leurs manteaux, et ils allument de longues pipes de pétun

cyrano

... Et moi, je lis Descartes.

cyrano se promène de long en large et lit dans un petit livre qu'il a tiré de sa poche

Tableau. -- De Guiche entre. Tout le monde a l'air

absorbé et content.

Il est très pâle. Il va vers Carbon.

de-guiche, à Carbon

Ah ! -- Bonjour ! ...

Ils s'observent tous les deux. À part, avec satisfaction

de-guiche

... Il est vert. ...

carbon, de même

... Il n'a plus que les yeux.

de-guiche, regardant les cadets

Voici donc les mauvaises têtes ? ... Oui, messieurs,
Il me revient de tous côtés qu'on me brocarde
Chez vous, que les cadets, noblesse montagnarde,
Hobereaux béarnais, barons périgourdins,
N'ont pour leur colonel pas assez de dédains,
M'appellent intrigant, courtisan, -- qu'il les gêne
De voir sur ma cuirasse un col en point de Gêne, --
Et qu'ils ne cessent pas de s'indigner entre eux
Qu'on puisse être Gascon et ne pas être gueux !

Silence. On joue. On fume.

de-guiche

Vous ferai-je punir par votre capitaine ?
Non. ...

carbon

... D'ailleurs, je suis libre et n'inflige de peine

de-guiche

Ah ? ...

carbon

... J'ai payé ma compagnie, elle est à moi.
Je n'obéis qu'aux ordres de guerre. ...

de-guiche

... Ah ? ... Ma foi !
Cela suffit. ...

de-guiche s'adressant aux cadets

... Je peux mépriser vos bravades.
On connaît ma façon d'aller aux mousquetades ;
Hier, à Bapaume, on vit la furie avec quoi
J'ai fait lâcher le pied au comte de Bucquoi ;
Ramenant sur ses gens les miens en avalanche,
J'ai chargé par trois fois ! ...

cyrano, sans lever le nez de son livre

... Et votre écharpe blanche ?

de-guiche, surpris et satisfait

Vous savez ce détail ? ... En effet, il advint,
Durant que je faisais ma caracole afin
De rassembler mes gens la troisième charge,
Qu'un remous de fuyards m'entraîna sur la marge
Des ennemis ; j'étais en danger qu'on me prît
Et qu'on m'arquebusât, quand j'eus le bon esprit
De dénouer et de laisser couler à terre
L'écharpe qui disait mon grade militaire ;
En sorte que je pus, sans attirer les yeux,
Quitter les Espagnols, et revenant sur eux,
Suivi de tous les miens réconfortés, les battre !
-- Eh bien ! que dites-vous de ce trait ? ...

Les cadets n'ont pas l'air d'écouter ; mais ici les cartes et les cornets à dés restent en l'air, la fumée des pipes demeure dans les joues : attente.

cyrano

... Qu'Henri quatre
N'eût jamais consenti, le nombre l'accablant,
À se diminuer de son panache blanc.

Joie silencieuse. Les cartes s'abattent. Les dés tombe. La fumée s'échappe.

de-guiche

L'adresse a réussi, cependant ! ...

Même attente suspendant les jeux et les pipes.

cyrano

... C'est possible.
Mais on n'abdique pas l'honneur d'être une cible.

Cartes, dés, fumées, s'abattent, tombent, s'envolent avec une satisfaction croissante

cyrano

Si j'eusse été présent quand l'écharpe coula
-- Nos courages, monsieur, diffèrent en cela --
Je l'aurais ramassée et me la serais mise.

de-guiche

Oui, vantardise, encor, de gascon ! ...

cyrano

... Vantardise ?
Prêtez-la-moi. Je m'offre à monter, dès ce soir,
À l'assaut, le premier, avec elle en sautoir.

de-guiche

Offre encor de gascon ! Vous savez que l'écharpe
Resta chez l'ennemi, sur les bords de la Scarpe,
En un lieu que depuis la mitraille cribla, --
Où nul ne peut aller la chercher ! ...

cyrano, tirant de sa poche l'écharpe blanche et la lui tendant

... La voilà.

Silence. Les cadets étouffent leurs rires dans les cartes et dans les cornets à dés. De Guiche se retourne, les regarde : immédiatement ils reprennent leur gravité, leurs jeux ; l'un d'eux sifflote avec indifférence l'air montagnard joué par le fifre.

de-guiche, prenant l'écharpe

Merci. Je vais, avec ce bout d'étoffe claire,
Pouvoir faire un signal, -- que j'hésitais à faire.

de-guiche va au talus, y grimpe, et agite plusieurs fois l'écharpe en l'air

cadets

Hein ! ...

sentinelle, en haut du talus

... Cet homme, là-bas qui se sauve en courant !

de-guiche, redescendant

C'est un faux espion espagnol. Il nous rend
De grands services. Les renseignements qu'il porte
Aux ennemis sont ceux que je lui donne, en sorte
Que l'on peut influer sur leurs décisions.

cyrano

C'est un gredin ! ...

de-guiche, se nouant nonchalamment son écharpe

... C'est très commode. Nous disions ?
-- Ah ! J'allais vous apprendre un fait. Cette nuit même,
Pour nous ravitailler tentant un coup suprême,
Le maréchal s'en fut vers Dourlens, sans tambours ;
Les vivandiers du Roi sont là ; par les labours
Il les joindra ; mais pour revenir sans encombre,
Il a pris avec lui des troupes en tel nombre
Que l'on aurait beau jeu, certe, en nous attaquant :
La moitié de l'armée est absente du camp !

carbon

Oui, si les Espagnols savaient, ce serait grave.
Mais ils ne savent pas ce départ ? ...

de-guiche

... Ils le savent.
Ils vont nous attaquer. ...

carbon

... Ah ! ...

de-guiche

... Mon faux espion
M'est venu prévenir de leur agression.
Il ajouta : "J'en peux déterminer la place ;
Sur quel point voulez-vous que l'attaque se fasse ?
Je dirai que de tous c'est le moins défendu,
Et l'effort portera sur lui." -- J'ai répondu :
"C'est bon. Sortez du camp. Suivez des yeux la ligne :
Ce sera sur le point d'où je vous ferai signe."

carbon, aux cadets

Messieurs, préparez-vous ! ...

Tous se lèvent. Bruit d'épées et de ceinturons qu'on boucle.

de-guiche

... C'est dans une heure. ...

cadet1

... Ah ! ... bien !

Ils se rasseyent tous. On reprend la partie interrompue.

de-guiche, à Carbon

Il faut gagner du temps. Le maréchal revient.

carbon

Et pour gagner du temps ? ...

de-guiche

... Vous aurez l'obligeance
De vous faire tuer. ...

cyrano

... Ah ! voilà la vengeance ?

de-guiche

Je ne prétendrai pas que si je vous aimais
Je vous eusse choisis vous et les vôtres, mais,
Comme à votre bravoure on n'en compare aucune,
C'est mon Roi que je sers en servant ma rancune.

cyrano, saluant

Souffrez que je vous sois, monsieur, reconnaissant.

de-guiche, saluant

Je sais que vous aimez vous battre un contre cent.
Vous ne vous plaindrez pas de manquer de besogne.

de-guiche remonte, avec Carbon

cyrano, aux cadets

Eh bien donc ! nous allons au blason de Gascogne,
Qui porte six chevrons, messieurs, d'azur et d'or,
Joindre un chevron de sang qui lui manquait encor !

De Guiche cause bas avec Carbon de Castel-Jaloux, au fond. On donne des ordres. La résistance se prépare. Cyrano va vers Christian qui est resté immobile, les bras croisés.

cyrano, lui mettant la main sur l'épaule

Christian ? ...

christian, secouant la tête

... Roxane ! ...

cyrano

... Hélas ! ...

christian

... Au moins, je voudrais mettre
Tout l'adieu de mon cœur dans une belle lettre !

cyrano

Je me doutais que ce serait pour aujourd'hui.

cyrano tire un billet de son pourpoint

Et j'ai fait tes adieux. ...

christian

... Montre ! ...

cyrano

... Tu veux ? ...

christian, lui prenant la lettre

... Mais oui !

christian l'ouvre, lit et s'arrête

Tiens ! ...

cyrano

... Quoi ? ...

christian

... Ce petit rond ? ...

cyrano, reprenant la lettre vivement, et regardant d'un air naïf

... Un rond ? ...

christian

... C'est une larme !

cyrano

Oui... Poète, on se prend à son jeu, c'est le charme !
Tu comprends... ce billet, -- c'était très émouvant :
Je me suis fait pleurer moi-même en l'écrivant.

christian

Pleurer ? ...

cyrano

... Oui... parce que... mourir n'est pas terrible.
Mais... ne plus la revoir jamais... voilà l'horrible !
Car enfin je ne la ...

christian, le regarde

cyrano

... nous ne la ...

cyrano vivement

... tu ne la

christian, lui arrachant la lettre

Donne-moi ce billet ! ...

On entend une rumeur, au loin, dans le camp.

sentinelle

... Ventrebieu, qui va là ?

Coups de feu. Bruits de voix. Grelots.

carbon

Qu'est-ce ? ...

sentinelle, qui est sur le talus

... Un carrosse ! ...

On se précipite pour voir.

cadets

... Quoi ! Dans le camp ? -- Il y entre !
-- Il a l'air de venir de chez l'ennemi ! -- Diantre !
Tirez ! -- Non ! Le cocher a crié ! -- Crié quoi ? --
Il a crié : Service du Roi ! ...

Tout le monde est sur le talus et regarde au dehors. Les grelots se rapprochent.

de-guiche

... Hein ? Du Roi !

On redescend, on s'aligne.

carbon

Chapeau bas, tous ! ...

de-guiche, à la cantonade

... Du Roi ! -- Rangez-vous, vile tourbe,
Pour qu'il puisse décrire avec pompe sa courbe !

Le carrosse entre au grand trot. Il est couvert de boue et de poussière. Les rideaux sont tirés. Deux laquais derrière. Il s'arrête net.

carbon, criant

Battez aux champs ! ...

Roulement de tambours. Tous les cadets se découvrent.

de-guiche

... Baissez le marchepied ! ...

Deux hommes se précipitent. La portière s'ouvre.

roxane, sautant du carrosse

... Bonjour !

Le son d'une voix de femme relève d'un seul coup tout ce monde profondément incliné. -- Stupeur.

de-guiche

Service du Roi ! Vous ? ...

roxane

... Mais du seul roi, l'Amour !

cyrano

Ah ! grand Dieu ! ...

christian, s'élancant

... Vous ! Pourquoi ? ...

roxane

... C'était trop long, ce siège !

christian

Pourquoi ? ...

roxane

... Je te dirai ! ...

cyrano, qui, au son de sa voix, est resté cloué immobile, sans oser tourner les yeux vers elle

... Dieu ! La regarderai-je ?

de-guiche

Vous ne pouvez rester ici ! ...

roxane, gaiement

... Mais si ! mais si !
Voulez-vous m'avancer un tambour ? ...

roxane s'assied sur un tambour qu'on avance

... Là, merci !

roxane rit

On a tiré sur mon carrosse ! ...

roxane fièrement

... Une patrouille !
-- Il a l'air d'être fait avec une citrouille,
N'est-ce pas ? comme dans le conte, et les laquais
Avec des rats. ...

roxane envoyant des lèvres un baiser à Christian

... Bonjour ! ...

roxane les regardant tous

... Vous n'avez pas l'air gais !
-- Savez-vous que c'est loin, Arras ? ...

roxane apercevant Cyrano

... Cousin, charmée !

cyrano, a'avançant

Ah çà ! comment ? ...

roxane

... Comment j'ai retrouvé l'armée ?
Oh ! mon Dieu, mon ami, mais c'est tout simple : j'ai
Marché tant que j'ai vu le pays ravagé.
Ah ! ces horreurs, il a fallu que je les visse
Pour y croire ! Messieurs, si c'est là le service
De votre Roi, le mien vaut mieux ! ...

cyrano

... Voyons, c'est fou !
Par où diable avez-vous bien pu passer ? ...

roxane

... Par où ?
Par chez les Espagnols. ...

cadet1

... Ah ! qu'elles sont malignes !

de-guiche

Comment avez-vous fait pour traverser leurs lignes ?

le-bret

Cela dut être très difficile ! ...

roxane

... Pas trop.
J'ai simplement passé dans mon carrosse, au trot.
Si quelque hidalgo montrait sa mine altière,
Je mettais mon plus beau sourire à la portière,
Et ces messieurs étant, n'en déplaise aux Français,
Les plus galantes gens du monde, -- je passais !

carbon

Oui, c'est un passe-port, certes, que ce sourire !
Mais on a fréquemment dû vous sommer de dire
Où vous alliez ainsi, madame ? ...

roxane

... Fréquemment.
Alors je répondais : "Je vais voir mon amant."
-- Aussitôt l'Espagnol à l'air le plus féroce
Refermait gravement la porte du carrosse,
D'un geste de la main à faire envie au Roi
Relevait les mousquets déjà braqués sur moi,
Et superbe de grâce, à la fois, et de morgue,
L'ergot tendu sous la dentelle en tuyau d'orgue,
Le feutre au vent pour que la plume palpitât,
S'inclinait en disant : "Passez, señorita !"

christian

Mais, Roxane ...

roxane

... J'ai dit : mon amant, oui... pardonne !
Tu comprends, si j'avais dit : mon mari, personne
Ne m'eût laissé passer ! ...

christian

... Mais ...

roxane

... Qu'avez-vous ? ...

de-guiche

... Il faut
Vous en aller d'ici ! ...

roxane

... Moi ? ...

cyrano

... Bien vite ! ...

le-bret

... Au plus tôt !

christian

Oui ! ...

roxane

... Mais comment ? ...

christian, embarrassé

... C'est que ...

cyrano, de même

... Dans trois quarts d'heure ...

de-guiche, de même

... ou quatre

carbon, de même

Il vaut mieux ...

le-bret, de même

... Vous pourriez ...

roxane

... Je reste. On va se battre.

cadets

Oh ! non ! ...

roxane

... C'est mon mari ! ...

roxane se jette dans les bras de Christian

... Qu'on me tue avec toi !

christian

Mais quels yeux vous avez ! ...

roxane

... Je te dirai pourquoi !

de-guiche, désespéré

C'est un poste terribl' ! ...

roxane, se retournant

... Hein ! terrible ? ...

cyrano

... Et la preuve
C'est qu'il nous l'a donné ! ...

roxane, à De Guiche

... Ah ! vous me vouliez veuve ?

de-guiche

Oh ! je vous jure ! ...

roxane

... Non ! Je suis folle à présent !
Et je ne m'en vais plus ! -- D'ailleurs, c'est amusant.

cyrano

Eh quoi ! la précieuse était une héroïne ?

roxane

Monsieur de Bergerac, je suis votre cousine.

cadet2

Nous vous défendrons bien ! ...

roxane, enfiévrée de plus en plus

... Je le crois, mes amis !

cadet3, avec enivrement

Tout le camp sent l'iris ! ...

roxane

... Et j'ai justement mis
Un chapeau qui fera très bien dans la bataille !

roxane regardant de Guiche

Mais peut-être est-il temps que le comte s'en aille :
On pourrait commencer. ...

de-guiche

... Ah ! c'en est trop ! Je vais
Inspecter mes canons, et reviens... Vous avez
Le temps encor : changez d'avis ! ...

roxane

... Jamais ! ...

de-guiche, sort

christian, suppliant

... Roxane !

roxane

Non ! ...

cadet1, aux autres

... Elle reste ! ...

cadets, se précipitant, se bousculant, s'astiquant

... Un peigne ! -- Un savon ! -- Ma basane
Est trouée : une aiguille ! -- Un ruban ! -- Ton miroir ! --
Mes manchettes ! -- Ton fer à moustache ! -- Un rasoir !

roxane, à Cyrano qui la supplie encore

Non ! rien ne me fera bouger de cette place !

Carbon, après s'être, comme les autres, sanglé, épousseté, avoir brossé son chapeau, redressé sa plume et tiré ses manchettes, s'avance vers Roxane, et cérémonieusement

carbon

Peut-être siérait-il que je vous présentasse,
Puisqu'il en est ainsi, quelques de ces messieurs
Qui vont avoir l'honneur de mourir sous vos yeux.

Roxane s'incline et elle attend, debout au bras de Christian. Carbon présente

carbon

Baron de Peyrescous de Colignac ! ...

cadet1, saluant

... Madame

carbon, continuant

Baron de Casterac de Cahuzac. -- Vidame
De Malgouyre Estressac Lésbas d'Escarabiot. --
Chevalier d'Antignac-Juzet. -- Baron Hillot
De Blagnac-Saléchan de Castel Crabioules

roxane

Mais combien avez-vous de noms, chacun ? ...

cadet2

... Des foules !

carbon, à Roxane

Ouvrez la main qui tient votre mouchoir. ...

roxane, ouvre la main et le mouchoir tombe

... Pourquoi ?

Toute la compagnie fait le mouvement de s'élancer pour le ramasser.

carbon, le ramassant vivement

Ma compagnie était sans drapeau ! Mais ma foi,
C'est le plus beau du camp qui flottera sur elle !

roxane, souriant

Il est un peu petit. ...

carbon, attachant le mouchoir à la hampe de sa lance de capitaine

... Mais il est en dentelle !

cadet3, aux autres

Je mourrais sans regret ayant vu ce minois,
Si j'avais seulement dans le ventre une noix !

carbon, qui l'a entendu, indigné

Fi ! parler de manger lorsqu'une exquise femme !

roxane

Mais l'air du camp est vif et, moi-même, m'affame :
Pâtés, chaud-froids, vins fins : -- mon menu, le voilà !
-- Voulez-vous m'apporter tout cela ! ...

Consternation.

cadet4

... Tout cela !

cadet5

Où le prendrions-nous, grand Dieu ? ...

roxane, tranquillement

... Dans mon carrosse.

cadets

Hein ? ...

roxane

... Mais il faut qu'on serve et découpe, et désosse !
Regardez mon cocher d'un peu plus près, messieurs,
Et vous reconnaîtrez un homme précieux :
Chaque sauce sera, si l'on veut, réchauffée !

cadets, se ruant vers le carrosse

C'est Ragueneau ! ...

Acclamations

cadets

... Oh ! Oh ! ...

roxane, les suivant des yeux

... Pauvre gens ! ...

cyrano, lui baisant la main

... Bonne fée !

ragueneau, debout sur le siège comme un charlatan en place publique

Messieurs ! ...

Enthousiasme.

cadets

... Bravo ! Bravo ! ...

ragueneau

... Les Espagnols n'ont pas,
Quand passaient tant d'appas, vu passer le repas !

Applaudissements.

cyrano, bas à Christian

Hum ! hum ! Christian ! ...

ragueneau

... Distraits par la galanterie
Ils n'ont pas vu ...

ragueneau tire de son siège un plat qu'il élève

... la galantine ! ...

Applaudissements. La galantine passe de mains en mains.

cyrano, bas à Christian

... Je t'en prie,
Un seul mot ! ...

ragueneau

... Et Vénus sut occuper leur œil
Pour que Diane en secret, pût passer ...

ragueneau brandit un gigot

... son chevreuil !

Enthousiasme. Le gigot est saisi par vingt mains tendues.

cyrano, bas à Christian

Je voudrais te parler ! ...

roxane, aux cadets qui redescendent, les bras chargés de victuailles

... Posez cela par terre !

roxane met le couvert sur l'herbe, aidée des deux laquais imperturbables qui étaient derrière le carrosse

roxane à Christian, au moment où Cyrano allait l'entraîner à part

Vous, rendez-vous utile ? ...

Christian vient l'aider. Mouvement d'inquiétude de Cyrano.

ragueneau

... Un paon truffé ! ...

cadet1, épanoui, qui descend en coupant une large tranche de jambon

... Tonnerre !
Nous n'aurons pas couru notre dernier hasard
Sans faire un gueuleton ...

cadet1 se reprenant vivement en voyant Roxane

... pardon ! un balthazar !

ragueneau, lançant les coussins du carrosse

Les coussins sont remplis d'ortolans ! ...

Tumulte. On éventre les coussins. Rires. Joie.

cadet3

... Ah ! Viédaze !

ragueneau, lançant des flacons de vin rouge

Des flacons de rubis ! -- ...

ragueneau de vin blanc

... Des flacons de topaze !

roxane, jetant une nappe pliée à la figure de Cyrano

Défaites cette nappe ! ... Eh ! hop ! Soyez léger !

ragueneau, brandissant une lanterne arrachée

Chaque lanterne est un petit garde-manger !

cyrano, bas à Christian, pendant qu'ils arrangent la nappe ensemble

Il faut que je te parle avant que tu lui parles !

ragueneau, de plus en plus lyrique

Le manche de mon fouet est un saucisson d'Arles !

roxane, versant du vin, servant

Puisqu'on nous fait tuer, morbleu ! nous nous moquons
Du reste de l'armée ! -- Oui ! tout pour les Gascons !
Et si De Guiche vient, personne ne l'invite !

roxane allant de l'un à l'autre

Là, vous avez le temps. -- Ne manger pas si vite ! --
Buvez un peu. -- Pourquoi pleurez-vous ? ...

cadet1

... C'est trop bon !

roxane

Chut ! -- Rouge ou blanc ? -- Du pain pour monsieur de Carbon !
-- Un couteau ! -- Votre assiette ! -- Un peu de croûte ? -- Encore ?
Je vous sers ! -- Du bourgogne ? -- Une aile ? ...

cyrano, qui la suit, les bras chargés de plats, l'aidant à servir

... Je l'adore !

roxane, allant vers Christian

Vous ? ...

christian

... Rien. ...

roxane

... Si ! ce biscuit, dans du muscat... deux doigts !

christian, essayant de la retenir

Oh ! dites-moi pourquoi vous vîntes ? ...

roxane

... Je me dois
À ces malheureux... Chut ! Tout à l'heure ! ...

le-bret, qui était remonté au fond, pour passer, au bout d'une lance, un pain à la sentinelle du talus

... De Guiche !

cyrano

Vite, cachez flacon, plat, terrine, bourriche !
Hop ! -- N'ayons l'air de rien ! ...

cyrano à Ragueneau

... Toi, remonte d'un bond
Sur ton siège ! -- Tout est caché ? ...

En un clin d'œil tout a été repoussé dans les tentes, ou caché sous les vêtements, sous les manteaux, dans les feutres. -- De Guiche entre vivement -- et s'arrête, tout d'un coup, reniflant. -- Silence.

de-guiche

... Cela sent bon.

cadet1, chantonnant d'un air détaché

To lo lo ! ...

de-guiche, s'arrêtant et le regardant

... Qu'avez-vous, vous ? ... Vous êtes tout rouge !

cadet1

Moi ? ... Mais rien. C'est le sang. On va se battre : il bouge !

cadet2

Poum ... poum ... poum ...

de-guiche, se retournant

... Qu'est cela ? ...

cadet1, légèrement gris

... Rien ! C'est une chanson !
Une petite ...

de-guiche

... Vous êtes gai, mon garçon !

cadet1

L'approche du danger ! ...

de-guiche, appelant Carbon de Castel-Jaloux, pour donner un ordre

... Capitaine ! je ...

de-guiche s'arrête en le voyant

... Peste !
Vous avez bonne mine aussi ! ...

carbon, cramoisi, et cachant une bouteille derrière son dos, avec an geste évasif

... Oh ! ...

de-guiche

... Il me reste
Un canon que j'ai fait porter ...

de-guiche montre un endroit dans la coulisse

... là, dans ce coin,
Et vos hommes pourront s'en servir au besoin.

cadet1, se dandinant

Charmante attention ! ...

cadet3, lui souriant gracieusement

... Douce sollicitude !

de-guiche

Ah ça ! mais ils sont fous ! -- ...

de-guiche sèchement

... N'ayant pas l'habitude
Du canon, prenez garde au recul. ...

cadet1

... Ah ! pffitt ! ...

de-guiche, allant à lui, furieux

... Mais !

cadet1

Le canon des Gascons ne recule jamais !

de-guiche, le prenant par le bras et le secouant

Vous êtes gris ! ... De quoi ? ...

cadet1, superbe

... De l'odeur de la poudre !

de-guiche, haussant les épaules, le repousse et va vivement à Roxane

Vite, à quoi daignez-vous, madame, vous résoudre ?

roxane

Je reste ! ...

de-guiche

... Fuyez ! ...

roxane

... Non ! ...

de-guiche

... Puisqu'il en est ainsi,
Qu'on me donne un mousquet ! ...

carbon

... Comment ? ...

de-guiche

... Je reste aussi.

cyrano

Enfin, Monsieur ! voilà de la bravoure pure !

cadet1

Seriez-vous un Gascon malgré votre guipure ?

roxane

Quoi ! ...

de-guiche

... Je ne quitte pas une femme en danger.

cadet2, au premier

Dis donc ! Je crois qu'on peut lui donner à manger !

Toutes les victuailles reparaissent comme par enchantement.

de-guiche, dont les yeux s'allument

Des vivres ! ...

cadet3

... Il en sort de sous toutes les vestes !

de-guiche, se maîtrisant, avec hauteur

Est-ce que vous croyez que je mange vos restes ?

cyrano, saluant

Vous faites des progrès ! ...

de-guiche, fièrement, et à qui échappe sur le dernier mot une légère pointe d'accent

... Je vais me battre à jeun !

cadet1, exultant de joie

À jeung ! Il vient d'avoir l'accent ! ...

de-guiche, riant

... Moi ? ...

cadet1

... C'en est un !

cadets, se mettent tous à danser

carbon, qui a disparu depuis un moment derrière le talus, reparaissant sur la crête

J'ai rangé mes piquiers, leur troupe est résolue !

carbon montre une ligne de piques qui dépasse la crête

de-guiche, à Roxane, en s'inclinant

Acceptez-vous ma main pour passer leur revue ?

Elle la prend, ils remontent vers le talus. Tous le monde se découvre et les suit.

christian, allant à Cyrano, vivement

Parle vite ! ...

Au moment où Roxane paraît sur la crête, les lances disparaissent, abaissées pour le salut, un cri s'élève : elle s'incline.

piquiers, au dehors

... Vivat ! ...

christian

... Quel était ce secret ?

cyrano

Dans le cas où Roxane ...

christian

... Eh bien ? ...

cyrano

... Te parlerait
Des lettres ? ...

christian

... Oui, je sais ! ...

cyrano

... Ne fais pas la sottise
De t'étonner ...

christian

... De quoi ? ...

cyrano

... Il faut que je te dise !
Oh ! mon Dieu, c'est tout simple, et j'y pense aujourd'hui
En la voyant. Tu lui ...

christian

... Parle vite ! ...

cyrano

... Tu lui
As écrit plus souvent que tu ne crois. ...

christian

... Hein ? ...

cyrano

... Dame !
Je m'en étais chargé : j'interprétais ta flamme !
J'écrivais quelquefois sans te dire : j'écris !

christian

Ah ? ...

cyrano

... C'est tout simple ! ...

christian

... Mais comment t'y es-tu pris,
Depuis qu'on est bloqué pour ? ...

cyrano

... Oh ! ... avant l'aurore
Je pouvais traverser ...

christian, se croisant les bras

... Ah ! c'est tout simple encore ?
Et qu'ai-je écrit de fois par semaine ? ... Deux ? -- Trois ? --
Quatre ? -- ...

cyrano

... Plus. ...

christian

... Tous les jours ? ...

cyrano

... Oui, tous les jours. -- Deux fois.

christian, violemment

Et cela t'enivrait, et l'ivresse était telle
Que tu bravais la mort ...

cyrano, voyant Roxane qui revient

... Tais-toi ! Pas devant elle !

cyrano rentre vivement dans sa tente

roxane, courant à Christian

Et maintenant, Christian ! ...

christian, lui prenant les mains

... Et maintenant, dis-moi
Pourquoi, par ces chemins effroyables, pourquoi
À travers tous ces rangs de soudards et de reîtres,
Tu m'a rejoint ici ? ...

roxane

... C'est à cause des lettres !

christian

Tu dis ? ...

roxane

... Tant pis pour vous si je cours ces dangers !
Ce sont vos lettres qui m'ont grisée ! Ah ! songez
Combien depuis un mois vous m'en avez écrites,
Et plus belles toujours ! ...

christian

... Quoi ! pour quelques petites
Lettres d'amour ...

roxane

... Tais-toi ! Tu ne peux pas savoir !
Mon Dieu, je t'adorais, c'est vrai, depuis qu'un soir,
D'une voix que je t'ignorais, sous ma fenêtre,
Ton âme commença de se faire connaître
Eh bien ! tes lettres, c'est, vois-tu, depuis un mois,
Comme si tout le temps je l'entendais, ta voix
De ce soir-là, si tendre, et qui vous enveloppe !
Tant pis pour toi, j'accours. La sage Pénélope
Ne fût pas demeurée à broder sous son toit,
Si le seigneur Ulysse eût écrit comme toi,
Mais pour le joindre, elle eût, aussi folle qu'Hélène,
Envoyé promener ses pelotons de laine !

christian

Mais ...

roxane

... Je lisais, je relisais, je défaillais,
J'étais à toi. Chacun de ces petits feuillets
Était comme un pétale envolé de ton âme.
On sent à chaque mot de ces lettres de flamme
L'amour puissant, sincère ...

christian

... Ah ! sincère et puissant ?
Cela se sent, Roxane ? ...

roxane

... Oh ! si cela se sent !

christian

Et vous venez ? ...

roxane

... Je viens (ô mon Christian, mon maître !
Vous me relèveriez si je voulais me mettre
À vos genoux, c'est donc mon âme que j'y mets,
Et vous ne pourrez plus la relever jamais !)
Je viens te demander pardon (et c'est bien l'heure
De demander pardon, puisqu'il se peut qu'on meure !)
De t'avoir fait d'abord, dans ma frivolité,
L'insulte de t'aimer pour ta seule beauté !

christian, avec épouvante

Ah ! Roxane ! ...

roxane

... Et plus tard, mon ami, moins frivole,
-- Oiseau qui saute avant tout à fait qu'il s'envole, --
Ta beauté m'arrêtant, ton âme m'entraînant,
Je t'aimais pour les deux ensemble ! ...

christian

... Et maintenant ?

roxane

Eh bien ! toi-même enfin l'emporte sur toi-même,
Et ce n'est plus que pour ton âme que je t'aime !

christian, reculant

Ah ! Roxane ! ...

roxane

... Sois donc heureux. Car n'être aimé
Que pour ce dont on est un instant costumé,
Doit mettre un cœur avide et noble à la torture ;
Mais ta chère pensée efface ta figure,
Et la beauté par quoi tout d'abord tu me plus,
Maintenant j'y vois mieux... et je ne la vois plus !

christian

Oh ! ...

roxane

... Tu doutes encor d'une telle victoire ?

christian, douloureusement

Roxane ! ...

roxane

... Je comprends, tu ne peux pas y croire,
À cet amour ? ...

christian

... Je ne veux pas de cet amour !
Moi, je veux être aimé plus simplement pour ...

roxane

... Pour
Ce qu'en vous elles ont aimé jusqu'à cette heure ?
Laissez-vous donc aimer d'une façon meilleure !

christian

Non ! c'était mieux avant ! ...

roxane

... Ah ! tu n'y entends rien !
C'est maintenant que j'aime mieux, que j'aime bien !
C'est ce qui te fait toi, tu m'entends, que j'adore !
Et moins brillant ...

christian

... Tais-toi ! ...

roxane

... Je t'aimerais encore !
Si toute ta beauté tout d'un coup s'envolait

christian

Oh ! ne dis pas cela ! ...

roxane

... Si, je le dis ! ...

christian

... Quoi ? laid ?

roxane

Laid ! je le jure ! ...

christian

... Dieu ! ...

roxane

... Et ta joie est profonde ?

christian, d'une voix étouffée

Oui ...

roxane

... Qu'as-tu ? ...

christian, la repoussant doucement

... Rien. Deux mots à dire : une seconde

roxane

Mais ? ...

christian, lui montrant un groupe de cadets, au fond

... À ces pauvres gens mon amour t'enleva :
Va leur sourire un peu puisqu'ils vont mourir... va !

roxane, attendrie

Cher Christian ! ...

roxane remonte vers les Gascons qui s'empressent respectueusement autour d'elle

christian, appelant vers la tente de Cyrano

... Cyrano ? ...

cyrano, reparaissant, armé pour la bataille

... Qu'est-ce ? Te voilà blême !

christian

Elle ne m'aime plus ! ...

cyrano

... Comment ? ...

christian

... C'est toi qu'elle aime !

cyrano

Non ! ...

christian

... Elle n'aime plus que mon âme ! ...

cyrano

... Non ! ...

christian

... Si !
C'est donc bien toi qu'elle aime, -- et tu l'aimes aussi !

cyrano

Moi ? ...

christian

... Je le sais. ...

cyrano

... C'est vrai. ...

christian

... Comme un fou. ...

cyrano

... Davantage.

christian

Dis-le-lui ! ...

cyrano

... Non ! ...

christian

... Pourquoi ? ...

cyrano

... Regarde mon visage !

christian

Elle m'aimerait laid ! ...

cyrano

... Elle te l'a dit ! ...

christian

... Là !

cyrano

Ah ! je suis bien content qu'elle t'ait dit cela !
Mais va, va, ne crois pas cette chose insensée !
-- Mon Dieu, je suis content qu'elle ait eu la pensée
De la dire, -- mais va, ne la prends pas au mot,
Va, ne deviens pas laid : elle m'en voudrait trop !

christian

C'est ce que je veux voir ! ...

cyrano

... Non, non ! ...

christian

... Qu'elle choisisse !
Tu vas lui dire tout ! ...

cyrano

... Non, non ! Pas ce supplice.

christian

Je tuerais ton bonheur parce que je suis beau ?
C'est trop injuste ! ...

cyrano

... Et moi, je mettrais au tombeau
Le tien parce que, grâce au hasard qui fait naître,
J'ai le don d'exprimer... ce que tu sens peut-être ?

christian

Dis-lui tout ! ...

cyrano

... Il s'obstine à me tenter, c'est mal !

christian

Je suis las de porter en moi-même un rival !

cyrano

Christian ! ...

christian

... Notre union -- sans témoins -- clandestine,
-- Peut se rompre, -- si nous survivons ! ...

cyrano

... Il s'obstine !

christian

Oui, je veux être aimé moi-même, ou pas du tout !
-- Je vais voir ce qu'on fait, tiens ! Je vais jusqu'au bout
Du poste ; je reviens : parle, et qu'elle préfère
L'un de nous deux ! ...

cyrano

... Ce sera toi ! ...

christian

... Mais... je l'espère !

christian appelle

Roxane ! ...

cyrano

... Non ! Non ! ...

roxane, accourant

... Quoi ? ...

christian

... Cyrano vous dira
Une chose importante ...

roxane, va vivement à Cyrano

christian, sort

roxane

... Importante ? ...

cyrano, éperdu

... Il s'en va !

cyrano à Roxane

Rien ! ... Il attache, -- oh ! Dieu ! vous devez le connaître ! --
De l'importance à rien ! ...

roxane, vivement

... Il a douté peut-être
De ce que j'ai dit là ? ... J'ai vu qu'il a douté !

cyrano, lui prenant la main

Mais avez-vous bien dit, d'ailleurs, la vérité ?

roxane

Oui, oui, je l'aimerais même ...

roxane hésite une seconde

cyrano, souriant tristement

... Le mot vous gêne
Devant moi ? ...

roxane

... Mais ...

cyrano

... Il ne me fera pas de peine !
-- Même laid ? ...

roxane

... Même laid ! ...

Mousqueterie au dehors

roxane

... Ah ! tiens, on a tiré !

cyrano, ardemment

Affreux ? ...

roxane

... Affreux ! ...

cyrano

... Défiguré ! ...

roxane

... Défiguré !

cyrano

Grotesque ? ...

roxane

... Rien ne peut me le rendre grotesque !

cyrano

Vous l'aimeriez encore ? ...

roxane

... Et davantage presque !

cyrano, perdant la tête, à part

Mon Dieu, c'est vrai, peut-être, et le bonheur est là !

cyrano à Roxane

Je... Roxane... écoutez ! ...

le-bret, entrant rapidement, appelle à mi-voix

... Cyrano ! ...

cyrano, se retournant

... Hein ? ...

le-bret

... Chut ! ...

le-bret lui dit un mot tout bas

cyrano, laissant échapper la main de Roxane, avec un cri

... Ah !

roxane

Qu'avez vous ? ...

cyrano, à lui-même, avec stupeur

... C'est fini. ...

Détonations nouvelles.

roxane

... Quoi ? Qu'est-ce encore ? On tire ?

roxane remonte pour regarder au dehors

cyrano

C'est fini, jamais plus je ne pourrai le dire !

roxane, voulant s'élancer

Que se passe-t-il ? ...

cyrano, vivement, l'arrêtant

... Rien ! ...

Des cadets sont entrés, cachant quelque chose qu'ils portent, et ils forment un groupe empêchant Roxane d'approcher.

roxane

... Ces hommes ? ...

cyrano, l'éloignant

... Laissez-les !

roxane

Mais qu'alliez-vous me dire avant ? ...

cyrano

... Ce que j'allais
Vous dire ? ... rien, oh ! rien, je le jure, madame !

cyrano solennellement

Je jure que l'esprit de Christian, que son âme
Étaient ...

cyrano se reprenant avec terreur

... sont les plus grands ...

roxane

... Étaient ? ...

roxane avec un grand cri

... Ah ! ...

roxane se précipite et écarte tout le monde

cyrano

... C'est fini !

roxane, voyant Christian couché dans son manteau

Christian ! ...

le-bret, à Cyrano

... Le premier coup de feu de l'ennemi !

Roxane se jette sur le corps de Christian. Nouveaux coups de feu. Cliquetis. Rumeurs. Tambours.

carbon, l'épée au poing

C'est l'attaque ! Aux mousquets ! ...

Suivi des cadets, il passe de l'autre côté du talus.

roxane

... Christian ! ...

carbon, derrière le talus

... Qu'on se dépêche !

roxane

Christian ! ...

carbon

... Alignez-vous ! ...

roxane

... Christian ! ...

carbon

... Mesurez... mèche !

Ragueneau est accouru, apportant de l'eau dans un casque.

christian, d'une voix mourante

Roxane ! ...

cyrano, vite et bas à l'oreille de Christian, pendant que Roxane affolée trempe dans l'eau, pour le panser, un morceau de linge arraché à sa poitrine

... J'ai tout dit. C'est toi qu'elle aime encor !

christian, ferme les yeux

roxane

Quoi, mon amour ? ...

carbon

... Baguette haute ! ...

roxane, à Cyrano

... Il n'est pas mort ?

carbon

Ouvrez la charge avec les dents ! ...

roxane

... Je sens sa joue
Devenir froide, là, contre la mienne ! ...

carbon

... En joue !

roxane

Une lettre sur lui ! ...

roxane l'ouvre

... Pour moi ! ...

cyrano, à part

... Ma lettre ! ...

carbon

... Feu !

Mousqueterie. Cris. Bruit de bataille.

cyrano, voulant dégager sa main que tient Roxane agenouillée

Mais, Roxane, on se bat ! ...

roxane, le retenant

... Restez encore un peu.
Il est mort. Vous étiez le seul à le connaître.

roxane pleure doucement

-- N'est-ce pas que c'était un être exquis, un être
Merveilleux ? ...

cyrano, debout, tête nue

... Oui, Roxane. ...

roxane

... Un poète inouï.
Adorable ? ...

cyrano

... Oui, Roxane. ...

roxane

... Un esprit sublime ? ...

cyrano

... Oui,
Roxane ! ...

roxane

... Un cœur profond, inconnu du profane,
Une âme magnifique et charmante ? ...

cyrano, fermement

... Oui, Roxane !

roxane, se jetant sur le corps de Christian

Il est mort ! ...

cyrano, à part, tirant l'épée

... Et je n'ai qu'à mourir aujourd'hui,
Puisque, sans le savoir, elle me pleure en lui !

Trompettes au loin.

de-guiche, qui reparaît sur le talus, décoiffé, blessé au front, d'une voix tonnante

C'est le signal promis ! Des fanfares de cuivres !
Les Français vont rentrer au camp avec des vivres !
Tenez encore un peu ! ...

roxane

... Sur sa lettre, du sang,
Des pleurs ! ...

voix1, au dehors, criant

... Rendez-vous ! ...

cadets

... Non ! ...

ragueneau, qui, grimpé sur son carrosse, regarde la bataille par-dessus le talus

... Le péril va croissant !

cyrano, à de Guiche, lui montrant Roxane

Emportez-la ! Je vais charger ! ...

roxane, baisant la lettre, d'une voix mourante

... Son sang ! ses larmes !

ragueneau, sautant à bas du carrosse pour courir vers elle

Elle s'évanouit ! ...

de-guiche, sur le talus, aux cadets, avec rage

... Tenez bon ! ...

voix2, au dehors

... Bas les armes !

cadets

Non ! ...

cyrano, à de Guiche

... Vous avez prouvé, Monsieur, votre valeur :

cyrano lui montrant Roxane

Fuyez en la sauvant ! ...

de-guiche, qui court à Roxane et l'enlève dans ses bras

... Soit ! Mais on est vainqueur
Si vous gagnez du temps ! ...

cyrano

... C'est bon ! ...

cyrano criant vers Roxane que de Guiche, aidé de Ragueneau, emporte évanouie

... Adieu, Roxane !

Tumulte. Cris. Des cadets reparaissent blessés et viennent tomber en scène. Cyrano se précipitant au combat est arrêté sur la crête par Carbon de Castel-Jaloux, couvert de sang.

carbon

Nous plions ! J'ai reçu deux coups de pertuisane !

cyrano, criant aux Gascons

Hardi ! Reculès pas, drollos ! ...

cyrano à Carbon, qu'il soutient

... N'ayez pas peur !
J'ai deux morts à venger : Christian et mon bonheur !

Ils redescendent. Cyrano brandit la lance où est attaché le mouchoir.

cyrano, de Roxane

Flotte, petit drapeau de dentelle à son chiffre !

cyrano la plante en terre ;

cyrano crie aux cadets

Toumbé dèssus ! Escrasas lous ! ...

cyrano au fifre

... Un air de fifre !

Le fifre joue. Des blessés se relèvent. Des cadets dégringolant le talus, viennent se grouper autour de Cyrano et du petit drapeau. Le carrosse se couvre et se remplit d'hommes, se hérisse d'arquebuses, se transforme en redoute.

cadet1, paraissant, à reculons, sur la crête, se battant toujours, crie

Ils montent le talus ! ...

cadet1 tombe mort

cyrano

... On va les saluer !

Le talus se couronne en un instant d'une rangée terrible d'ennemis. Les grands étendards des Impériaux se lèvent

cyrano

Feu ! ...

Décharge générale.

ennemi, cri dans les rangs ennemis

... Feu ! ...

Riposte meurtrière. Les cadets tombent de tous côtés.

officier-espagnol, se découvrant

... Quels sont ces gens qui se font tous tuer ?

cyrano, récitant debout au milieu des balles

Ce sont les cadets de Gascogne,
De Carbon de Castel-Jaloux ;
Bretteurs et menteurs sans vergogne

cyrano s'élance, suivi des quelques survivants

Ce sont les cadets

Le reste se perd dans la bataille. Rideau.

Acte V.

La Gazette de Cyrano.

Quinze ans après, en 1655. Le parc du couvent que les Dames de la Croix occupaient à Paris.

Superbes ombrages. À gauche, la maison ; vaste perron sur lequel ouvrent plusieurs portes. Un arbre énorme au milieu de la scène, isolé au milieu d'une petite place ovale. À droite, premier plan, parmi de grands buis, un banc de pierre demi-circulaire.

Tout le fond du théâtre est traversé par une allée de marronniers qui aboutit à droite, quatrième plan, à la porte d'une chapelle entre-vue parmi les branches. À travers le double rideau d'arbres de cette allée, on aperçoit des fuites de pelouses, d'autres allées, des bosquets, les profondeurs du parc, le ciel.

La chapelle ouvre une porte latérale sur une colonnade enguirlandée de vigne rougie, qui vient se perdre à droite, au premier plan, derrière les buis.

C'est l'automne. Toute la frondaison est rousse au-dessus des pelouses fraîches. Taches sombres des buis et des ifs restés verts. Une plaque de feuilles jaunes sous chaque arbre. Les feuilles jonchent toute la scène, craquent sous les pas dans les allées, couvrent à demi le perron et les bancs.

Entre le banc de droite et l'arbre, un grand métier à broder devant lequel une petite chaise a été apportée. Paniers pleins d'écheveaux et de pelotons. Tapisserie commencée.

Au lever du rideau, des sœurs vont et viennent dans le parc ; quelques-unes sont assises sur le banc autour d'une religieuse plus âgée. Des feuilles tombent.

marthe, à Mère Marguerite

Sœur Claire a regardé deux fois comment allait
Sa cornette, devant la glace. ...

marguerite, à sœur Claire

... C'est très laid.

claire

Mais sœur Marthe a repris un pruneau de la tarte,
Ce matin : je l'ai vu. ...

marguerite, à sœur Marthe

... C'est très vilain, sœur Marthe.

claire

Un tout petit regard ! ...

marthe

... Un tout petit pruneau !

marguerite, sévèrement

Je le dirai, ce soir, à monsieur Cyrano.

claire, épouvantée

Non, il va se moquer ! ...

marthe

... Il dira que les nonnes
Sont très coquettes ! ...

claire

... Très gourmandes ! ...

marguerite, souriant

... Et très bonnes.

claire

N'est-ce pas, Mère Marguerite de Jésus,
Qu'il vient, le samedi, depuis dix ans ! ...

marguerite

... Et plus !
Depuis que sa cousine à nos béguins de toile
Mêla le deuil mondain de sa coiffe de voile,
Qui chez nous vint s'abattre, il y a quatorze ans,
Comme un grand oiseau noir parmi les oiseaux blancs !

marthe

Lui seul, depuis qu'elle a pris chambre dans ce cloître,
Sait distraire un chagrin qui ne veut pas décroître.

soeurs

Il est si drôle ! -- C'est amusant quand il vient !
-- Il nous taquine ! -- Il est gentil ! -- Nous l'aimons bien !
-- Nous fabriquons pour lui des pâtes d'angélique !

marthe

Mais enfin, ce n'est pas un très bon catholique !

claire

Nous le convertirons. ...

soeurs

... Oui ! oui ! ...

marguerite

... Je vous défends
De l'entreprendre encor sur ce point, mes enfants.
Ne le tourmentez pas : il viendrait moins peut-être !

marthe

Mais... Dieu ! ...

marguerite

... Rassurez-vous : Dieu doit bien le connaître.

marthe

Mais chaque samedi, quand il vient d'un air fier,
Il me dit en entrant : 'Ma sœur, j'ai fait gras, hier !'

marguerite

Ah ! il vous dit cela ? ... Eh bien ! la fois dernière
Il n'avait pas mangé depuis deux jours ! ...

marthe

... Ma Mère !

marguerite

Il est pauvre. ...

marthe

... Qui vous l'a dit ? ...

marguerite

... Monsieur Le Bret.

marthe

On ne le secourt pas ? ...

marguerite

... Non, il se fâcherait.

Dans une allée du fond, on voit apparaître Roxane, vêtue de noir, avec la coiffe des veuves et de long voiles ; de Guiche, magnifique et vieillissant, marche auprès d'elle. Ils vont à pas lents. Mère

marguerite, se lève

-- Allons, il faut rentrer... Madame Madeleine,
Avec un visiteur, dans le parc se promène.

marthe, bas à sœur Claire

C'est le duc-maréchal de Grammont ? ...

claire, regardant

... Oui, je crois.

marthe

Il n'était plus venu la voir depuis des mois !

soeurs

Il est très pris ! -- La cour ! -- Les camps ! ...

claire

... Les soins du monde !

Elles sortent. De Guiche et Roxane descendent en silence et s'arrêtent près du métier. Un temps.

de-guiche

Et vous demeurerez ici, vainement blonde,
Toujours en deuil ? ...

roxane

... Toujours. ...

de-guiche

... Aussi fidèle ? ...

roxane

... Aussi.

de-guiche, après un temps

Vous m'avez pardonné ? ...

roxane, simplement, regardant la croix du couvent

... Puisque je suis ici.

Nouveau silence.

de-guiche

Vraiment c'était un être ? ...

roxane

... Il fallait le connaître !

de-guiche

Ah ! Il fallait ? ... Je l'ai trop peu connu, peut-être !
Et son dernier billet, sur votre cœur, toujours ?

roxane

Comme un doux scapulaire, il pend à ce velours.

de-guiche

Même mort, vous l'aimez ? ...

roxane

... Quelquefois il me semble
Qu'il n'est mort qu'à demi, que nos cœurs sont ensemble,
Et que son amour flotte, autour de moi, vivant !

de-guiche, après un silence encore

Est-ce que Cyrano vient vous voir ? ...

roxane

... Oui, souvent.
-- Ce vieil ami, pour moi, remplace les gazettes.
Il vient ; c'est régulier ; sous cet arbre où vous êtes
On place son fauteuil, s'il fait beau ; je l'attends
En brodant ; l'heure sonne ; au dernier coup, j'entends
-- Car je ne tourne plus même le front ! -- sa canne
Descendre le perron ; il s'assied ; il ricane
De ma tapisserie éternelle ; il me fait
La chronique de la semaine, et ...

Le Bret paraît sur le perron

roxane

... Tiens, Le Bret !

le-bret, descend

roxane

Comment va notre ami ? ...

le-bret

... Mal. ...

de-guiche

... Oh ! ...

roxane, au duc

... Il exagère !

le-bret

Tout ce que j'ai prédit : l'abandon, la misère !
Ses épîtres lui font des ennemis nouveaux !
Il attaque les faux nobles, les faux dévots,
Les faux braves, les plagiaires, -- tout le monde.

roxane

Mais son épée inspire une terreur profonde.
On ne viendra jamais à bout de lui. ...

de-guiche, hochant la tête

... Qui sait ?

le-bret

Ce que je crains, ce n'est pas les attaques, c'est
La solitude, la famine, c'est Décembre
Entrant à pas de loup dans son obscure chambre :
Voilà les spadassins qui plutôt le tueront !
-- Il serre chaque jour, d'un cran, son ceinturon.
Son pauvre nez a pris des tons de vieil ivoire.
Il n'a plus qu'un petit habit de serge noire.

de-guiche

Ah ! celui-là n'est pas parvenu ! -- C'est égal,
Ne le plaignez pas trop. ...

le-bret, avec un sourire amer

... Monsieur le maréchal !

de-guiche

Ne le plaignez pas trop : il a vécu sans pactes,
Libre dans sa pensée autant que dans ses actes.

le-bret, de même

Monsieur le duc ! ...

de-guiche, hautainement

... Je sais, oui : j'ai tout ; il n'a rien
Mais je lui serrerais bien volontiers la main.

de-guiche saluant Roxane

Adieu. ...

roxane

... Je vous conduis. ...

Le duc salue Le Bret et se dirige avec Roxane vers le perron.

de-guiche, s'arrêtant, tandis qu'elle monte

... Oui, parfois, je l'envie.
-- Voyez-vous, lorsqu'on a trop réussi sa vie,
On sent, -- n'ayant rien fait, mon Dieu, de vraiment mal ! --
Mille petits dégoûts de soi, dont le total
Ne fait pas un remords, mais une gêne obscure ;
Et les manteaux de duc traînent dans leur fourrure,
Pendant que des grandeurs on monte les degrés,
Un bruit d'illusions sèches et de regrets,
Comme, quand vous montez lentement vers ces portes,
Votre robe de deuil traîne des feuilles mortes.

roxane, ironique

Vous voilà bien rêveur ? ...

de-guiche

... Eh ! oui ! ...

de-guiche au moment de sortir, brusquement

... Monsieur Le Bret !

de-guiche à Roxane

Vous permettez ? Un mot. ...

de-guiche va à Le Bret, et à mi-voix

... C'est vrai : nul n'oserait
Attaquer votre ami ; mais beaucoup l'ont en haine ;
Et quelqu'un me disait, hier, au jeu, chez la Reine :
"Ce Cyrano pourrait mourir d'un accident."

le-bret

Ah ? ...

de-guiche

... Oui. Qu'il sorte peu. Qu'il soit prudent. ...

le-bret, levant les bras au ciel

... Prudent !
Il va venir. Je vais l'avertir. Oui, mais ! ...

roxane, qui est restée sur le perron, à une sœur qui s'avance vers elle

roxane

... Qu'est-ce ?

soeur

Ragueneau vient vous voir, Madame. ...

roxane

... Qu'on le laisse
Entrer. ...

roxane, au duc et à Le Bret

... Il vient crier misère. Étant un jour
Parti pour être auteur, il devint tour à tour
Chantre ...

le-bret

... Étuviste ...

roxane

... Acteur ...

le-bret

... Bedeau ...

roxane

... Perruquier ...

le-bret

... Maître
De théorbe ...

roxane

... Aujourd'hui que pourrait-il bien être ?

ragueneau, entrant précipitamment

Ah ! Madame ! ...

ragueneau aperçoit Le Bret

... Monsieur ! ...

roxane, souriant

... Racontez vos malheurs
À Le Bret. Je reviens. ...

ragueneau

... Mais, Madame ...

roxane, sort sans l'écouter, avec le duc

ragueneau, redescend vers le Bret

... D'ailleurs,
Puisque vous êtes là, j'aime mieux qu'elle ignore !
-- J'allais voir votre ami tantôt. J'étais encore
À vingt pas de chez lui... quand je le vois de loin,
Qui sort. Je veux le joindre. Il va tourner le coin
De la rue... et je cours... lorsque d'une fenêtre
Sous laquelle il passait -- est-ce un hasard ? ... peut-être ! --
Un laquais laisse choir une pièce de bois.

le-bret

Les lâches ! ... Cyrano ! ...

ragueneau

... J'arrive et je le vois

le-bret

C'est affreux ! ...

ragueneau

... Notre ami, Monsieur, notre poète,
Je le vois, là, par terre, un grand trou dans la tête !

le-bret

Il est mort ? ...

ragueneau

... Non ! mais... Dieu ! je l'ai porté chez lui.
Dans sa chambre... Ah ! sa chambre ! il faut voir ce réduit !

le-bret

Il souffre ? ...

ragueneau

... Non, Monsieur, il est sans connaissance,

le-bret

Un médecin ? ...

ragueneau

... Il en vint un par complaisance,

le-bret

Mon pauvre Cyrano ! -- Ne disons pas cela
Tout d'un coup à Roxane ! -- Et ce docteur ? ...

ragueneau

... Il a
Parlé, -- je ne sais plus, -- de fièvre, de méninges !
Ah ! si vous le voyiez -- la tête dans des linges !
Courons vite ! -- Il n'y a personne à son chevet ! --
C'est qu'il pourrait mourir, Monsieur, s'il se levait !

le-bret, l'entraînant vers la droite

Passons par là ! Viens, c'est plus court ! Par la chapelle !

roxane, paraissant sur le perron et voyant Le Bret s'éloigner par la colonnade qui mène a la petite porte de la chapelle

Monsieur Le Bret ! ...

Le Bret et Ragueneau se sauvent sans répondre

roxane

... Le Bret s'en va quand on l'appelle ?
C'est quelque histoire encor de ce bon Ragueneau !

roxane descend le perron

Ah ! que ce dernier jour de septembre est donc beau !
Ma tristesse sourit. Elle qu'Avril offusque,
Se laisse décider par l'automne, moins brusque.

roxane s'assied à son métier

Deux sœurs sortent de la maison et apportent un grand fauteuil sous l'arbre

roxane

Ah ! voici le fauteuil classique où vient s'asseoir
Mon vieil ami ! ...

marthe

... Mais c'est le meilleur du parloir !

roxane

Merci, ma sœur. ...

Les sœurs s'éloignent

roxane

... Il va venir. ...

roxane s'installe

On entend sonner l'heure.

roxane

... Là... l'heure sonne.
-- Mes écheveaux ! -- L'heure a sonné ? Ceci m'étonne !
Serait-il en retard pour la première fois ?
La sœur tourière doit -- mon dé ? ... là, je le vois ! --
L'exhorter à la pénitence. ...

Un temps

roxane

... Elle l'exhorte !
-- Il ne peut plus tarder. -- Tiens ! une feuille morte ! --

roxane repousse du doigt la feuille tombée sur son métier

D'ailleurs, rien ne pourrait. -- Mes ciseaux ? ... dans mon sac ! --
L'empêcher de venir ! ...

soeur, paraissant sur le perron

... Monsieur de Bergerac.

roxane, sans se retourner

Qu'est-ce que je disais ? ...

Et elle brode. Cyrano, très pâle, le feutre enfoncé sur les yeux, paraît. La sœur qui l'a introduit rentre. Il se met à descendre le perron lentement, avec un effort visible pour se tenir debout, et en s'appuyant sur sa canne. Roxane travaille à sa tapisserie

roxane

... Ah ! ces teintes fanées
Comment les rassortir ? ...

roxane à Cyrano, sur un ton d'amicale gronderie

... Depuis quatorze années,
Pour la première fois, en retard ! ...

cyrano, qui est parvenu au fauteuil et s'est assis, d'une voix gaie, contrastant avec son visage

... Oui, c'est fou !
J'enrage. Je fus mis en retard, vertuchou !

roxane

Par ? ...

cyrano

... Par une visite assez inopportune.

roxane, distraite, travaillant

Ah ! oui ! quelque fâcheux ? ...

cyrano

... Cousine, c'était une
Fâcheuse. ...

roxane

... Vous l'avez renvoyée ? ...

cyrano

... Oui, j'ai dit :
Excusez-moi, mais c'est aujourd'hui samedi,
Jour où je dois me rendre en certaine demeure ;
Rien ne m'y fait manquer : repassez dans une heure !

roxane, légèrement

Eh bien ! cette personne attendra pour vous voir :
Je ne vous laisse pas partir avant ce soir.

cyrano, avec douceur

Peut-être un peu plus tôt faudra-t-il que je parte.

cyrano ferme les yeux et se tait un instant

marthe, traverse le parc de la chapelle au perron

roxane, l'aperçoit, lui fait un petit signe de tête

roxane à Cyrano

Vous ne taquinez pas sœur Marthe ? ...

cyrano, vivement, ouvrant les yeux

... Si ! ...

cyrano avec une grosse voix comique

... Sœur Marthe !
Approchez ! ...

marthe, glisse vers lui

cyrano

... Ha ! ha ! ha ! Beaux yeux toujours baissés !

marthe, levant les yeux en souriant

Mais ...

marthe voit sa figure et fait un geste d'étonnement

... Oh ! ...

cyrano, bas, lui montrant Roxane

... Chut ! Ce n'est rien ! -- ...

cyrano d'une voix fanfaronne, haut

... Hier, j'ai fait gras. ...

marthe

... Je sais.

marthe à part

C'est pour cela qu'il est si pâle ! ...

marthe vite et bas

... Au réfectoire
Vous viendrez tout à l'heure, et je vous ferai boire
Un grand bol de bouillon... Vous viendrez ? ...

cyrano

... Oui, oui, oui.

marthe

Ah ! vous êtes un peu raisonnable, aujourd'hui !

roxane, qui les entend chuchoter

Elle essaye de vous convertir ? ...

marthe

... Je m'en garde !

cyrano

Tiens, c'est vrai ! Vous toujours si saintement bavarde,
Vous ne me prêchez pas ? c'est étonnant, ceci !

cyrano avec une fureur bouffonne

Sabre de bois ! Je veux vous étonner aussi !
Tenez, je vous permets ...

cyrano a l'air de chercher une bonne taquinerie, et de la trouver

... Ah ! la chose est nouvelle ?
De... de prier pour moi, ce soir, à la chapelle.

roxane

Oh ! oh ! ...

cyrano, riant

... Sœur Marthe est dans la stupéfaction !

marthe, doucement

Je n'ai pas attendu votre permission.

marthe rentre

cyrano, revenant à Roxane, penchée sur son métier

Du diable si je peux jamais, tapisserie,
Voir ta fin ! ...

roxane

... J'attendais cette plaisanterie.

À ce moment un peu de brise fait tomber les feuilles.

cyrano

Les feuilles ! ...

roxane, levant la tête, et regardant au loin, dans les allées

... Elles sont d'un blond vénitien.
Regardez-les tomber. ...

cyrano

... Comme elles tombent bien !
Dans ce trajet si court de la branche à la terre,
Comme elles savent mettre une beauté dernière,
Et malgré leur terreur de pourrir sur le sol,
Veulent que cette chute ait la grâce d'un vol !

roxane

Mélancolique, vous ? ...

cyrano, se reprenant

... Mais pas du tout, Roxane !

roxane

Allons, laissez tomber les feuilles de platane
Et racontez un peu ce qu'il y a de neuf.
Ma gazette ? ...

cyrano

... Voici ! ...

roxane

... Ah ! ...

cyrano, de plus en plus pâle, et luttant contre la douleur

... Samedi, dix-neuf :
Ayant mangé huit fois du raisiné de Cette,
Le Roi fut pris de fièvre ; à deux coups de lancette
Son mal fut condamné pour lèse-majesté,
Et cet auguste pouls n'a plus fébricité !
Au grand bal, chez la reine, on a brûlé, dimanche,
Sept cent soixante-trois flambeaux de cire blanche ;
Nos troupes ont battu, dit-on, Jean l'Autrichien ;
On a pendu quatre sorciers ; le petit chien
De madame d'Athis a dû prendre un clystère

roxane

Monsieur de Bergerac, voulez-vous bien vous taire !

cyrano

Lundi... rien. Lygdamire a changé d'amant. ...

roxane

... Oh !

cyrano, dont le visage s'altère de plus en plus

Mardi, toute la cour est à Fontainebleau.
Mercredi, la Montglat dit au comte de Fiesque :
Non ! Jeudi : Mancini, Reine de France, -- ou presque !
Le vingt-cinq, la Montglat à de Fiesque dit : Oui ;
Et samedi, vingt-six ...

cyrano ferme les yeux

Sa tête tombe. Silence.

roxane, surprise de ne plus rien entendre, se retourne, le regarde, et se levant effrayée

... Il est évanoui ?

roxane court vers lui en criant

Cyrano ! ...

cyrano, rouvrant les yeux, d'une voix vague

... Qu'est-ce ? ... Quoi ? ...

cyrano voit Roxane penchée sur lui et, vivement, assurant son chapeau sur sa tête et reculant avec effroi dans son fauteuil

... Non ! non ! je vous assure,
Ce n'est rien ! Laissez-moi ! ...

roxane

... Pourtant ...

cyrano

... C'est ma blessure
D'Arras... qui... quelquefois... vous savez ...

roxane

... Pauvre ami !

cyrano

Mais ce n'est rien. Cela va finir. ...

cyrano sourit avec effort

... C'est fini.

roxane, debout près de lui

Chacun de nous a sa blessure : j'ai la mienne.
Toujours vive, elle est là, cette blessure ancienne,

roxane met la main sur sa poitrine

Elle est là, sous la lettre au papier jaunissant
Où l'on peut voir encor des larmes et du sang !

Le crépuscule commence à venir.

cyrano

Sa lettre ! ... N'aviez-vous pas dit qu'un jour, peut-être,
Vous me la feriez lire ? ...

roxane

... Ah ! vous voulez ? ... Sa lettre ?

cyrano

Oui ... Je veux ... Aujourd'hui ...

roxane, lui donnant le sachet pendu à son cou

... Tenez ! ...

cyrano, le prenant

... Je peux ouvrir ?

roxane

Ouvrez... lisez ! ...

roxane revient à son métier, le replie, range ses laines

cyrano, lisant

... Roxane, adieu, je vais mourir !

roxane, s'arrêtant, étonnée

Tout haut ? ...

cyrano, lisant

... C'est pour ce soir, je crois, ma bien-aimée !
J'ai l'âme lourde encor d'amour inexprimée,
Et je meurs ! jamais plus, jamais mes yeux grisés,
Mes regards dont c'était ...

roxane

... Comment vous la lisez,
Sa lettre ! ...

cyrano, continuant

... dont c'était les frémissantes fêtes,
Ne baiseront au vol les gestes que vous faites ;
J'en revois un petit qui vous est familier
Pour toucher votre front, et je voudrais crier

roxane, troublée

Comme vous la lisez, -- cette lettre ! ...

La nuit vient insensiblement.

cyrano

... Et je crie :
Adieu ! ...

roxane

... Vous la lisez ...

cyrano

... Ma chère, ma chérie,
Mon trésor ...

roxane, rêveuse

... D'une voix ...

cyrano

... Mon amour ! ...

roxane

... D'une voix

roxane tressaille

Mais... que je n'entends pas pour la première fois !

roxane s'approche tout doucement, sans qu'il s'en aperçoive, passe derrière le fauteuil, se penche sans bruit, regarde la lettre

L'ombre augmente.

cyrano

Mon cœur ne vous quitta jamais une seconde,
Et je suis et serai jusque dans l'autre monde
Celui qui vous aima sans mesure, celui

roxane, lui posant la main sur l'épaule

Comment pouvez-vous lire à présent ? Il fait nuit.

roxane tressaille, se retourne, la voit là tout près, fait un geste d'effroi, baisse la tête

Un long silence.

Puis, dans l'ombre complètement venue, elle dit avec lenteur, joignant les mains

roxane

Et pendant quatorze ans, il a joué ce rôle
D'être le vieil ami qui vient pour être drôle !

cyrano

Roxane ! ...

roxane

... C'était vous ! ...

cyrano

... Non, non, Roxane, non !

roxane

J'aurais dû deviner quand il disait mon nom !

cyrano

Non, ce n'était pas moi ! ...

roxane

... C'était vous ! ...

cyrano

... Je vous jure

roxane

J'aperçois toute la généreuse imposture :
Les lettres, c'était vous ...

cyrano

... Non ! ...

roxane

... Les mots chers et fous,
C'était vous ...

cyrano

... Non ! ...

roxane

... La voix dans la nuit, c'était vous !

cyrano

Je vous jure que non ! ...

roxane

... L'âme, c'était la vôtre !

cyrano

Je ne vous aimais pas. ...

roxane

... Vous m'aimiez ! ...

cyrano, se débattant

... C'était l'autre !

roxane

Vous m'aimiez ! ...

cyrano, d'une voix qui faiblit

... Non ! ...

roxane

... Déjà vous le dites plus bas !

cyrano

Non, non, mon cher amour, je ne vous aimais pas !

roxane

Ah ! que de choses qui sont mortes... qui sont nées !
-- Pourquoi vous être tu pendant quatorze années,
Puisque sur cette lettre où, lui, n'était pour rien,
Ces pleurs étaient de vous ? ...

cyrano, lui tendant la lettre

... Ce sang était le sien.

roxane

Alors pourquoi laisser ce sublime silence
Se briser aujourd'hui ? ...

cyrano

... Pourquoi ? ...

Le Bret et Ragueneau entrent en courant.

le-bret

... Quelle imprudence !
Ah ! j'en étais bien sûr ! il est là ! ...

cyrano, souriant et se redressant

... Tiens, parbleu !

le-bret

Il s'est tué, Madame, en se levant ! ...

roxane

... Grand Dieu !
Mais tout à l'heure alors... cette faiblesse ? ... cette ?

cyrano

C'est vrai ! je n'avais pas terminé ma gazette :
Et samedi, vingt-six, une heure avant dîné,
Monsieur de Bergerac est mort assassiné.

cyrano se découvre ; on voit sa tête entourée de linges

roxane

Que dit-il ? -- Cyrano ! -- Sa tête enveloppée !
Ah, que vous a-t-on fait ? Pourquoi ? ...

cyrano

... "D'un coup d'épée,
Frappé par un héros, tomber la pointe au cœur !"
-- Oui, je disais cela ! ... Le destin est railleur !
Et voilà que je suis tué dans une embûche,
Par derrière, par un laquais, d'un coup de bûche !
C'est très bien. J'aurai tout manqué, même ma mort.

ragueneau

Ah, Monsieur ! ...

cyrano

... Ragueneau, ne pleure pas si fort !

cyrano lui tend la main

Qu'est-ce que tu deviens, maintenant, mon confrère ?

ragueneau, à travers ses larmes

Je suis moucheur de... de... chandelles, chez Molière.

cyrano

Molière ! ...

ragueneau

... Mais je veux le quitter, dès demain :
Oui, je suis indigné ! ... Hier, on jouait Scapin,
Et j'ai vu qu'il vous a pris une scène ! ...

le-bret

... Entière !

ragueneau

Oui, Monsieur, le fameux : "Que Diable allait-il faire ? "

le-bret, furieux

Molière te l'a pris ! ...

cyrano

... Chut ! chut ! Il a bien fait !

cyrano à Ragueneau

La scène, n'est-ce pas, produit beaucoup d'effet ?

ragueneau, sanglotant

Ah ! Monsieur, on riait ! on riait ! ...

cyrano

... Oui, ma vie
Ce fut d'être celui qui souffle -- et qu'on oublie !

cyrano à Roxane

Vous souvient-il du soir où Christian vous parla
Sous le balcon ? Eh bien ! toute ma vie est là :
Pendant que je restais en bas, dans l'ombre noire,
D'autres montaient cueillir le baiser de la gloire !
C'est justice, et j'approuve au seuil de mon tombeau :
Molière a du génie et Christian était beau !

À ce moment, la cloche de la chapelle ayant tinté, on voit passer au fond, dans l'allée, les religieuses se rendant à l'office

cyrano

Qu'elles aillent prier puisque leur cloche sonne !

roxane, se relevant pour appeler

Ma sœur ! ma sœur ! ...

cyrano, la retenant

... Non ! non ! n'allez chercher personne :
Quand vous reviendriez, je ne serais plus là.

Les religieuses sont entrées dans la chapelle, on entend l'orgue

cyrano

Il me manquait un peu d'harmonie... en voilà.

roxane

Je vous aime, vivez ! ...

cyrano

... Non ! car c'est dans le conte
Que lorsqu'on dit : Je t'aime ! au prince plein de honte,
Il sent sa laideur fondre à ces mots de soleil
Mais tu t'apercevrais que je reste pareil.

roxane

J'ai fait votre malheur ! moi ! moi ! ...

cyrano

... Vous ? ... au contraire !
J'ignorais la douceur féminine. Ma mère
Ne m'a pas trouvé beau. Je n'ai pas eu de sœur.
Plus tard, j'ai redouté l'amante à l'œil moqueur.
Je vous dois d'avoir eu, tout au moins, une amie.
Grâce à vous une robe a passé dans ma vie.

le-bret, lui montrant le clair de lune qui descend à travers les branches

Ton autre amie est là, qui vient te voir ! ...

cyrano, souriant à la lune

... Je vois.

roxane

Je n'aimais qu'un seul être et je le perds deux fois !

cyrano

Le Bret, je vais monter dans la lune opaline,
Sans qu'il faille inventer, aujourd'hui, de machine

le-bret

Que dites-vous ? ...

cyrano

... Mais oui, c'est là, je vous le dis,
Que l'on va m'envoyer faire mon paradis
Plus d'une âme que j'aime y doit être exilée,
Et je retrouverai Socrate et Galilée !

le-bret, se révoltant

Non, non ! C'est trop stupide à la fin, et c'est trop
Injuste ! Un tel poète ! Un cœur si grand, si haut !
Mourir ainsi ! ... Mourir ! ...

cyrano

... Voilà Le Bret qui grogne !

le-bret, fondant en larmes

Mon cher ami ...

cyrano, se soulevant, l'œil égaré

... Ce sont les cadets de Gascogne
-- La masse élémentaire... Eh oui ! ... voilà le hic

le-bret

Sa science... dans son délire ! ...

cyrano

... Copernic
A dit ...

roxane

... Oh ! ...

cyrano

... Mais aussi que diable allait-il faire,
Mais que diable allait-il faire en cette galère ?
Philosophe, physicien,
Rimeur, bretteur, musicien,
Et voyageur aérien,
Grand riposteur du tac au tac,
Amant aussi -- pas pour son bien ! --
Ci-gît Hercule-Savinien
De Cyrano de Bergerac,
Qui fut tout, et qui ne fut rien,
Mais je m'en vais, pardon, je ne peux faire attendre :
Vous voyez, le rayon de lune vient me prendre !

cyrano est retombé assis, les pleurs de Roxane le rappellent à la réalité

cyrano la regarde, et caressant ses voiles

Je ne veux pas que vous pleuriez moins ce charmant,
Ce bon, ce beau Christian ; mais je veux seulement
Que lorsque le grand froid aura pris mes vertèbres,
Vous donniez un sens double à ces voiles funèbres,
Et que son deuil sur vous devienne un peu mon deuil.

roxane

Je vous jure ! ...

cyrano, est secoué d'un grand frisson et se lève brusquement

... Pas là ! non ! pas dans ce fauteuil !

On veut s'élancer vers lui

cyrano

-- Ne me soutenez pas ! -- Personne ! ...

cyrano va s'adosser à l'arbre

... Rien que l'arbre !

Silence

cyrano

Elle vient. Je me sens déjà botté de marbre,
-- Ganté de plomb ! ...

cyrano se raidit

... Oh ! mais ! ... puisqu'elle est en chemin,
Je l'attendrai debout, ...

cyrano tire l'épée

... et l'épée à la main !

le-bret

Cyrano ! ...

roxane, défaillante

... Cyrano ! ...

Tous reculent épouvantés.

cyrano

... Je crois qu'elle regarde
Qu'elle ose regarder mon nez, cette Camarde

cyrano lève son épée

Que dites-vous ? ... C'est inutile ? ... Je le sais !
Mais on ne se bat pas dans l'espoir du succès !
Non ! non ! c'est bien plus beau lorsque c'est inutile !
-- Qu'est-ce que c'est que tous ceux-là ? -- Vous êtes mille ?
Ah ! je vous reconnais, tous mes vieux ennemis !
Le Mensonge ? ...

cyrano frappe de son épée le vide

... Tiens, tiens ! -- Ha ! ha ! les Compromis !
Les Préjugés, les Lâchetés ! ...

cyrano frappe

... Que je pactise ?
Jamais, jamais ! -- Ah ! te voilà, toi, la Sottise !
-- Je sais bien qu'à la fin vous me mettrez à bas ;
N'importe : je me bats ! je me bats ! je me bats !

cyrano fait des moulinets immenses et s'arrête haletant

Oui, vous m'arrachez tout, le laurier et la rose !
Arrachez ! Il y a malgré vous quelque chose
Que j'emporte, et ce soir, quand j'entrerai chez Dieu,
Mon salut balaiera largement le seuil bleu,
Quelque chose que sans un pli, sans une tache,
J'emporte malgré vous, ...

cyrano s'élance l'épée haute

... et c'est ...

L'épée s'échappe de ses mains, il chancelle, tombe dans les bras de Le Bret et de Ragueneau.

roxane, se penchant sur lui et lui baisant le front

... C'est ? ...

cyrano, rouvre les yeux, la reconnaît et dit en souriant

... Mon panache.

Rideau.